Éclipse

Je n’ai pas regardé l’éclipse.

On en a trop parlé. Je n’avais plus envie. Je n’avais pas de lunettes non plus. Là où j’étais, je croyais qu’on ne la verrait pas…

Et puis, j’ai déjà eu mon content pour chaque œil :

une écharde dans la cornée, quand je fabriquais mes chambres noires pour l’un, un coup de poing dans la rétine donné par un grand noir pas net, quand je revenais de chez Weber dans l’autre, plus une giclée de cyanolithe entre temps dans les deux… sans compter la presbytie qui vient de leur tomber dessus.

Non, je n’ai plus le goût de l’aventure.

Je sais, ça la fiche mal pour quelqu’un qui passe son temps à fabriquer tant d’Astres et de Désastres, de l’une, d’Icare, de Char du Soleil, d’Epiphanie, de Vue, d’Eclipse, de Méduse et j’en passe, de rater l’affaire du siècle : le moment où son œuvre coïncide avec le cosmos… mais bon, je dois plutôt être du genre de Copernic que de Kepler, plutôt cogiteur, qu’observateur, et je tiens à la prunelle de mes yeux.

J’ai regardé quand même !

J’ai regardé par terre. Je ne l’avais jamais vue dans cette lumière. Midi ne ressemblait à rien, ni à midi, ni au matin, ni au soir. C’était bleu, c’était un bleu plus froid que celui d’un ciel d’hiver… Il y a eu ce petit miracle de fraîcheur dans la canicule. J’étais à ce moment-là avec mon ami Etienne Pressager qui est artiste aussi. Lui, c’est un peintre modeste, il travaille sur l’infiniment petit, il s’intéresse aux épines, aux pépins, aux ailes de mouches, aux queues de cerises…

Pendant que tout le monde regardait pour la centième fois l’éclipse qu’on avait vue 99 fois avant dans tous les journaux, en plus impressionnant, avec Etienne, on a vu, doubler les ombres du figuier qui déborde sur la ruelle, celles du balcon en fer forgé des jumelles qui vont chaque soir avec Comtesse, toutes de noir vêtues, sur le rocher, assister, comme les trois Parques, aux derniers feux de l’astre.

On était très excité. On riait comme des gamins de la loucherie du soleil et d’être tout seuls sans doute, à assister au déraillement de la géométrie.

On a fêté ça au muscat !

Hélène Mugot, Août 1999