Fugitif, éphémère, éternel

Bien avant les blocs de pluie traversés par un arc-en-ciel, elle commence par naître. Ça arrive et ça n’impressionne personne en dehors des proches.

Pourtant, naître à Bougie n’est pas donné à tous. Naître à Bougie et s’occuper de ce qui bouge. De ce qui bouge sans cesse. La lumière, par exemple. Au retour de Gentilly, j’avais pensé à Georges de la Tour, son image s’était sur-imprimée. Ecrire un catalogue ressemble à une enquête, police du symbolique. J’avais pensé à Georges de la Tour, c’était à cause de Bougie. L’image de Georges de la Tour avait disparu, ô la passante, la fugitive, à peine aperçue, déjà éclipsée, Marie ou Madeleine partie pour où ? Était apparu un titre dans le R.E.R., tandis que les lumières apparaissaient / disparaissaient dans le tunnel obscur, un titre d’un roman de science-fiction des années soixante et dix qu’elle avait peut-être lu avant la guerre d’indépendance en Algérie, un roman de Théodore Sturgeon intitulé « Cristal qui songe ». Puis, à la place de ce titre, alors qu’apparaissait la station des Halles, toujours sous terre, s’était affiché le titre d’une série américaine de la même époque : « Le fugitif ». Elle s’occupe de ce qui est fugitif, aussi, j’en suis sûr. On dit toujours ça après, quand ça nous échappe, le pourquoi et le comment, on s’imagine au moins l’avoir deviné. Deviner les choses, les voir apparaître, c’est un plaisir. On aime quand ça se révèle. Ça s’est révélé. Ça tombe bien. Ça tombe comme une coïncidence puisqu’elle travaille à révéler. Révéler comment ? Avec de la lumière et du mouvement. Je n’ai sûrement vu que ça. Ou voulu voir que ça. Ça devait m’arranger cette lumière, cette lumière et ce mouvement. La naissance, c’est peut-être d’abord cela : du mouvement, beaucoup de mouvements et soudain, la lumière, on ferme les yeux, on crie, on connaît tous la suite.

Pour elle, ça a commencé avec un mouvement de recul. Certaines naissances se font à reculons. Un mouvement de recul, donc, à Rome, dans une villa, dite Médicis où elle est saisie d’une appréhension. Un mouvement de recul et de dégoût comme d’autres un jour décident de partir en sens contraire et de faire leur art dans ce contre-courant, manière de ruse. Et pourquoi donc à Rome ce mouvement de recul et de dégoût devant sa peinture ? Par manque de confiance ? La représentation ? Non, non. La couleur. Les couleurs. D’abord l’embarras du choix (pourquoi une couleur plutôt qu’une autre) puis l’embarras d’apprendre que la couleur des choses est justement ce que les choses renvoient, n’acceptent pas. Là-dessus, comme deux embarras ne suffisaient pas, s’ajoute l’embarras du beau décoratif chaque fois qu’elle achève une peinture (un difficile de la peinture c’est qu’il faut l’achever). Un beau qui lui paraît plus étouffant et faux que beau. L’ensemble (interrogation, scepticisme, méfiance, étouffement) produit un écart et une attaque. Elle attaque alors physiquement ses peintures. Les peintures résistent et ne se laissent pas achever une deuxième fois. Alors, elle va chercher des armes plus fortes. Ce que l’on va chercher juste avant la bombe atomique. Elle va chercher un chalumeau et brûle ses peintures au chalumeau. Voilà aussi de la lumière. On pourrait dire : à Rome, ce fut à Rome, l’incendie.

Tout le monde n’a pas la chance de brûler ses peintures à Rome au chalumeau dans une villa. On pourrait dire que c’est à Rome et brûlant ses peintures que s’est produit cette attirance pour cet objet fuyant que l’on appelle l’agent physique capable d’impressionner l’œil, de rendre les choses visibles, que l’on appelle entre amis : la lumière. La raison pourquoi, on peut chercher. C’est peut-être à cause du chalumeau et de la peinture brûlée, de Rome et de Bougie. Peut-être à cause de rêves anciens comme celui qu’elle fit un jour, rêve de portes qui s’ouvrent sur des couloirs de portes qui elles-mêmes s’ouvrent sur des couloirs de portes qui s’ouvrent sur des couloirs de portes jusqu’à ce qu’une porte s’ouvre sur la lumière. Elle aurait pu œuvrer sur les portes et les couloirs, elle a œuvré sur la lumière.

Depuis elle travaille la lumière et avec la lumière. Les couleurs, elle ne les fabrique plus, elle les attrape. Nous pouvons oublier cette histoire de Bougie et de Rome, de recul et de transformation, de fuite devant les couleurs et les couloirs, pour en arriver là et commencer juste avec ce qu’il y a devant nous, derrière la porte du centre d’art contemporain, à Istres par exemple (que je pourrais jumeler avec Bécon-les-Bruyères).

Le processus, d’abord. Comment ça commence ? Avec une idée. Avant le premier croquis elle a d’abord une idée. Parfois ses idées viennent des livres et des lectures. Ses idées sont notées dans des carnets. Parfois elle a envie que ses mots deviennent des images, alors elle développe. Pour développer, elle ouvre un dossier. Le processus passe de l’idée au carnet, du carnet au dossier, du dossier à la réalisation. Ensuite elle entre dans une phase de préparation où elle rédigera des devis et rencontrera des techniciens. Elle ne travaille pas seule dans son atelier et ce procès se rapproche de celui d’un architecte.

Son imagination consiste à trouver la manière de traduire une idée. Exemple : l’idée de faire face au soleil. Or, le soleil n’aime pas qu’on le regarde en face (la franchise est une valeur de dominé ). Il détruit même les appareils. Il est impressionnant. Il faut biaiser avec ce genre de prétentieux. Imaginer comment, voilà son travail. Mais son travail ne se limite pas à traduire des mots en image. Elle peut aussi attraper ce qui lui échappe et nous échappe. Saisir du fugitif, en montrer. Ou produire des phénomènes en apparence inexplicables, nous charmer, manière de manifestation de l’artiste aux visiteurs venus pour une apparition, entre l’épiphanie et le spectre, tiens, tiens. Autrement dit : les visiteurs de certaines de ses expositions ont de la visite. Le difficile avec les grands sujets (Annonciation, lumière, épiphanie, temps) c’est que l’on échappe mal à la réduction. Alors, on ouvre une autre porte. C’est un plaisir aussi, bien que fugitif, de bifurquer. Justement elle travaille ce qui fuit et s’en va, l’idée de ce qui ne s’achève pas. Non par plaisir de la disparition mais pour la métamorphose et le mouvement, ce qu’il est difficile d’attraper et impossible à retenir sans le nourrir sans cesse. Comme la vie, comme le temps.

Elle aime les œuvres qui changent et apparaissent différentes selon la lumière extérieure. Elle aime la progression, le changement, ce qui apparaît et disparaît, le plaisir de l’hypnose : la répétition, le signal, l’attention. Pour cela Hélène Mugot donnera à voir un mouvement de lumière, le passage des instants, un cycle, quelque chose qui tourne. Hélène Mugot aime que ça ressuscite. Susciter, laisser disparaître et ressusciter. Travail sur la transition. Comme ça semble moins magique d’écrire. On voudrait aussi être un héros insaisissable, un fugitif, un passant, une lumière accusée à tort. Au lieu de ça, on est lourd, au milieu des forces puissantes (jusqu’ici inconnues !) et on gravite sans savoir et vous qui lisez et passez en ce moment vous tournez, cul par-dessus tête avec les métros, les paquebots, le Mont-Blanc… Voilà le manège, pendant que partout où elle peut, Hélène Mugot travaille, d’un travail régulier, discipliné et sur tous formats, le tout très propre, dans une idée de perfection, avec des partenaires qui en ont vu d’autres, le ciel, le soleil, l’horizon, la lumière, la pluie, les phénomènes cosmiques. Le tout en compagnie, selon les moments, de lustres et d’écrans, de miroirs, projecteurs, diapositives, tiges métalliques, pierres, cristal, ventilateurs, bocaux de verre, eau, huile, feu, disques de cuivre, moteurs, lampes, P.V.C. (polyvynilchloride), téléviseurs, or, pâte à modeler… Mais les listes nous lassent tous. Allumez donc ce ventilateur, imaginons, et regardez le tourner sous un lustre, contourner, vous verrez les plis, les artifices, vous direz : tiens, tiens, l’instabilité (attraper / figurer), excès, éblouissement, du baroque peut-être ? Vous n’aurez pas tort, vous aurez tort. Le principe du reflet ne lui est pas étranger. Le reflet de l’incertitude du reflet. Ça fait réfléchir.

Hélène Mugot avance à tâtons, sans trop savoir, comme dans le noir, mais deux mille gouttes de cristal ne l’effraient pas. Elle essaye de transformer les choses en véhicules, essaye de devenir elle-même un véhicule, un corps conducteur qu’il faudra adapter à chaque situation et s’il faut, l’inventer. Inventer par goût des apparitions, façon de magicienne de l’entreprise : lumière & transport, voilà les partenaires de cette étrangeté. Et pour saisir cette étrangeté, on crée un dispositif, un piège (le cristal attrape la lumière ou bien la lumière attrape le cristal), on organise des rendez-vous, on vous fait rencontrer un phénomène. Mise en contact, mise en relation. On place un visiteur en contact avec un effet.

Alors les couleurs reviennent. Les couleurs reviennent avec la lumière, les couleurs du spectre. On sait qu’elle aime les astres, l’eau, le vent, la lumière et tant pis si ça brûle parfois, la lumière, cela ne l’empêche pas d’aimer les éléments naturels et d’essayer de les capturer dans des dispositifs ou de les voir se métamorphoser, retenue qu’elle est par ce qui est fluide et coule, s’approchant des « saisissables métamorphoses des choses / à la lueur des apparences » (Georges Ribemont-Dessaignes).

Hélène Mugot a un plaisir d’être la fille, dans une tradition, un héritage, une histoire de l’art et ses titres sont souvent liés à la mythologie : Icare, Méduse, Danae , Daphné, Épiphanie. Elle a du goût pour la mythologie et l’archaïque, le rituel, la révélation mais non sans technologie : chercher dans l’usage. L’alchimie ne lui pas étrangère. L’épuration d’un corps solide qu’on transforme en vapeur en le chauffant, la sublimation en alchimie, ne serait pas pour lui déplaire. Et cela pour essayer d’être, un peu plus consciente, vivante. Jusqu’à l’aventure, la peur, l’inconnu. Avec un penchant à changer de support (de transport) et de matériau. Non sans un sentiment de fragilité, tout se détruit, tout, même la lumière, cette lumière fragile qui convient peut-être à ceux qui ont de la méfiance. La lumière est sans image mais elle ne manque pas, ne cherche pas, elle troue. Son énigme, son origine.

Alors on peut se souvenir d’un bloc de pluie traversé par un arc-en-ciel et ce n’est plus seulement une expérience de perception. Hélène Mugot va vers quelque chose de plus en plus épuré, vers l’évidence plus que vers la narration. Les amoureux du dépouillement aiment à mort l’épaisseur, la densité. Ils souhaitent souvent réveiller, révéler. C’est comme ça qu’ils nous impressionnent, quand ça arrive. Leur façon de resserrer avec envie d’agrandir. Et de marquer le passage et le paysage. Il ne s’agissait pas de Bougie, il s’agissait de naissance. De naissance, de fille et d’histoire. Fugitif, éphémère, éternel.

Jean-Pierre Ostende, 2001