Chorégraphier la lumière
« Physicienne », tel est le mot qui me vient spontanément à l’esprit pour définir la singularité de la démarche d’Hélène Mugot. – Plasticienne « physicienne ». On pourrait bien sûr invoquer l’intérêt de l’artiste pour les théories de la physique moderne relatives à la lumière (celle de Dirac notamment). Mais si je mets des guillemets au mot « physiciens », c’est que je l’entends d’abord dans le sens où il s’applique aux philosophes présocratiques. Lesquels, comme on sait, sont autant poètes que « physiciens ». Car s’ils cherchent, les premiers, à substituer une explication physique à l’explication mythique dans la compréhension de la physis, de la nature, leurs théories prennent pour s’énoncer, l’allure, souvent aphoristique, du poème.
« Noire de soleil »
À quoi il faudrait sans doute ajouter, déterminante dans la sensibilité de l’artiste Hélène Mugot, une expérience non pas seulement théorique, réflexive, mais existentielle de la lumière. Certes, arrachement au donné (quel qu’il soit, personnel ou historique), l’invention artistique n’est évidemment pas réductible à une expérience biographique. Cependant, quand bien même elle obéirait, dans l’ordre artistique, à la logique de la tabula rasa, l’invention, on ne peut le nier, se nourrit toujours peu ou prou de ce que l’artiste a pu vivre. Or ce n’est pas rien de naître et de passer son enfance en Algérie – qui plus est à Bougie (en arabe Béjaïa), ville renommée dans l’antiquité pour les chandelles à la cire d’abeille qu’on y fabriquait. C’est vivre une expérience inoubliable de la lumière méditerranéenne, celle que Camus a si bien su décrire dans Noces quand il évoque, tandis que les yeux « tentent vainement de saisir autre chose que des gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent au bord des cils », une campagne « noire de soleil ». De la même lumière, des mêmes paysages chauffés à blanc par le soleil, firent aussi l’expérience, on peut le présumer, les « physiciens » présocratiques.
Ardre
L’un d’entre eux – et non le moindre -, Héraclite d’Ephèse, fit du feu le principe même du monde. Il y voit le logos du cosmos. Ainsi au commencement est non seulement le verbe, mais la lumière, son feu. Principe même du devenir, de son être polémique, de son mouvement incessant, de sa « combustion universelle » (Nietzsche), le feu est à la fois ce qui détruit et ce qui fait vivre. Source de toute lumière et de tout anéantissement, il est aussi ce par quoi les phénomènes se découvrent, se font visibles, et ce par quoi en même temps ils se retirent dans l’invisible. Qu’une telle « physique » soit avant tout esthétique, c’est ce qu’a bien vu Nietzsche, à juste titre insistant sur la parenté, chez Héraclite, du jeu du feu et du jeu de l’artiste (ou de l’enfant). « Eternellement vivant », construisant et détruisant, le feu, comme l’enfant et l’artiste, joue « le beau jeu innocent de l’Aiôn », de l’Être éternel. Laquelle éternité ne doit pas être ici conçue comme chose abstraite et immobile, mais comme respiration vivante dont le cycle sans cesse revient.
« Comment pourrais-je n’ardre point ? », demande Marot dans son fameux Dizain de neige. – Ardre, c’est ce vieux et beau mot de la langue française (il a donné « ardeur ») qu’Hélène Mugot a choisi pour titre d’une œuvre où elle présente six couples de photographies (en noir et blanc) d’oliviers millénaires rencontrés en Grèce, dans l’île de Zakinthos. Le feu qui semble avoir consumé ces arbres couleur de cendre n’est autre que la lumière du soleil qui, tel un feu amoureux, les maintient en vie et les fait verdoyer. De « l’étincelle enfouie dans chaque fragment du monde », il s’agit dans cette œuvre comme dans les autres, de remonter, écrit l’artiste en référence à Plotin, « vers la lumière de l’origine ». Lorsque cette même pièce est présentée sous forme de diapositives projetées selon la technique du fondu-enchaîné, un dispositif anime chaque photo et donne le sentiment d’une respiration de dormeur. « Le spectateur, écrit l’artiste, devient voyant de la lumière qui nourrit les arbres ». Basse continue de la lumière rythmant de son ardeur la vie des oliviers et de son jeu animant le cosmos lui-même tout entier.
Conversion
On ne naît pas artiste, on le devient. On cherche sa voie, parfois longtemps, à tâtons dans les ténèbres, jusqu’à ce que survienne un déclic qui enfin arrache au trop-plein de doutes et de balbutiements. Et en effet, c’est bien quelque chose comme une illumination qui aura permis à Hélène Mugot de saisir que sa voie en même temps que son médium allait être, devait être désormais, la lumière elle-même. Le récit de la vie des peintres est un genre bien établi depuis les Vite de Vasari. Car l’art a besoin de légende, de récit légitimant. Il lui faut du discours. Plus largement : là où il y a véritablement œuvre, se dessine nécessairement quelque chose comme un destin. On s’y convertit à la faveur d’une scène plus ou moins inaugurale qui appelle un récit, une histoire, une légende – au sens étymologique du mot d’abord : l’œuvre est legenda, elle a besoin d’être dite, mise en mots qui en porteront la geste. La plupart du temps, ce récit est l’œuvre d’un tiers, à l’occasion prestigieux, tel Pétrarque biographe de Simone Martini. Mais il arrive qu’il s’énonce à la première personne, qu’il soit « autolégende ». Qu’il prenne la forme d’un récit de conversion aux accents plus ou moins mystiques. Un modèle du genre est fourni par le récit fameux que fait Kandinsky de sa conversion à l’abstraction. On connaît l’anecdote. Celle où il raconte, dans Regards sur le passé, comment un soir à Munich, rentrant dans son atelier, il aperçoit un de ses tableaux placé à l’envers (ou sur le côté), et donc « illisible » quant à son sujet, son motif. Tableau qui lui paraît, pour cette raison, d’une « beauté indescriptible ». De cette illumination, il déduit la nécessité d’une peinture « sans objet », c’est-à-dire abstraite. Hélène Mugot de son côté fait le récit d’un rêve décisif dans sa conversion artistique à cette lumière qui est pour elle le « non-objet » par excellence. Et elle en parle, comme Kandinsky, en des termes qui appartiennent au langage de la mystique : …« Je me trouvais sur une place carrée, écrasée de soleil et entourée de portiques…. Chaque côté de cette place fermée était percée de trois portes donnant sur des passages sombres. Après m’être demandé quelle porte je devais choisir, je me résolus à prendre n’importe laquelle et je me retrouvais dans un immense couloir plein d’autres portes. J’appliquais la même absence de méthode et je poussais une porte au hasard, et chaque fois je retombais sur le même scénario, un couloir plein de portes. J’avançais ainsi dans la pénombre, sans réfléchir, jusqu’au moment où soudain une porte s’ouvrit sur un éblouissement. J’étais à nouveau sur la place ensoleillée. Je me souviens du sentiment de satisfaction profonde que j’éprouvais, lié à la certitude d’avoir tout parcouru et je me dis : “maintenant, je peux mourir“ ». Comprenant, à la faveur de la sorte d’extase qu’elle raconte, que la lumière est ce qui la « comprend », qu’elle est le médium où toute chose a son apparaître et son être, l’artiste se convertit dès lors à ce qui va être le médium enfin trouvé de son art : la lumière elle-même. « Je voyais le jour, ajoute l’artiste, une deuxième fois ». Née, biographiquement, sous le soleil de l’Algérie, l’artiste Hélène Mugot connaît ainsi une seconde naissance qui artistiquement la place, serait-on tenté de dire, sous la lumière de la lumière.
Je vous dois la vérité en lumière
Pourquoi la lumière ? Parce qu’elle est, aurait pu répondre un « physicien » présocratique, au principe de l’être, au principe de toute réalité. Elle est en tout ; elle est tout. Et le lecteur de Hegel ne manquera pas alors de se souvenir que seul le Tout est vrai. Refusant elle aussi tout ce qui est fragmentaire ou unilatéral, Hélène Mugot nous dit sa « nostalgie d’un objet qui ne soit pas un fragment, d’un acte qui ne soit pas une césure ». Aussi l’artiste ambitionne-t-elle de produire des œuvres capables de témoigner de ce qu’elle appelle « la Somme » ; capables de « donner à ressentir l’ingénue continuité du monde ». Tâche difficile : « je ne trouvais pas d’images, note l’artiste, pour tout dire… pour dire le Tout ». Pour y parvenir, « pour approcher le Réel, il fallait peindre à l’envers ». Autrement dit, il fallait rien moins qu’une révolution.
La peinture, ce vieil art des simulacres, des images illusoires autant que partielles, n’a dès lors plus lieu d’être. Usant du beau mensonge de la couleur, de ses appeaux, elle n’est, comme déjà le soutenait Platon, que maquillage éloignant de la réalité vraie. De la chose, remarque quant à elle Hélène Mugot, la couleur donne une image qui est ce qu’elle n’est pas, puisque justement la couleur d’une chose est « la part de lumière que la chose n’a pas absorbée », mais qu’au contraire elle rejette. Cézanne sans doute a voulu atteindre à la vérité du réel par la peinture. Mais il l’a fait en en déconstruisant tous les cadres et codes convenus. Qu’une telle entreprise soit aujourd’hui fatiguée, c’est ce dont semble prendre acte Hélène Mugot quand elle décide, en 1988, de « dire adieu à la main » et du même coup à la peinture. Dire adieu à la main et à la facture, dire adieu à la peinture (à sa manufacture), c’est aujourd’hui pour beaucoup d’artistes se tourner vers l’installation et les multiples dispositifs techniques qu’elle sollicite. S’ils usent de la lumière, c’est souvent pour mettre en scène tel monument ou espace du décor urbain où nous évoluons. Pourquoi pas, puisque l’homme a besoin, pour mieux habiter le monde, de façonner à sa guise le décor où il vaque à ses affaires. Il a besoin notamment d’y installer ce que Buren appelle des « outils visuels », susceptibles de modifier la perception que nous en avons. C’est de l’art bien sûr, quoique en un sens élargi. De l’art au sens anthropologique. Le comportement esthétique dont il témoigne n’est d’ailleurs pas propre à l’espèce humaine. Il est présent déjà dans le règne animal. Deleuze et Guattari le notent à propos du pinson ou du scenipoïetes dentirostris, cet oiseau des forêts pluvieuses d’Australie qui « fait tomber de l’arbre les feuilles qu’il a coupées chaque matin, les retourne pour que leur face interne plus pâle contraste avec la terre, se construit ainsi une scène comme un ready-made, et chante juste au-dessus, sur une liane ou un rameau […] ».
Mais l’ambition d’Hélène Mugot est tout autre. Elle n’est pas simplement d’ordre anthropologique. Elle est d’ordre pour ainsi dire philosophique. Par des moyens qui sont ceux non pas du concept mais des formes plastiques, l’artiste se livre d’œuvre en œuvre à ce que Barnett Newman appelait un « metaphysical exercice ». Ce qu’elle croit nous « devoir » en effet, dira-t-on en paraphrasant Cézanne, c’est la vérité en lumière, la vérité de l’être qui est lumière. La lumière ne sera donc pas un moyen de mise en scène d’autre chose ou un ornement, mais une fin. Elle sera le subject matter de l’œuvre, non pas tant comme son motif (son énoncé plus ou moins anecdotique), que comme son principe et son origine (son énonciation). Car s’il faut, comme l’écrit l’artiste, « qu’on se tienne dans sa manifestation plutôt que dans sa représentation, pour la trahir ou l’opacifier le moins possible », idéalement il faudrait, non pas même s’attacher à la mettre en scène elle-même, for its own sake, mais remonter à sa source. Il faudrait tâcher de la capter en son surgissement inchoatif, l’exposer plastiquement, afin, laissant parler son logos, sa « parole parlante », de présenter enfin sa vérité ontologique.
« Miroirs de lumière »
Mais comment y parvenir, si la lumière est le Tout ? Tâche impossible, dira-t-on. La lumière, pas plus que le soleil ou la mort ne saurait se regarder en face. Vouloir la saisir à sa source, c’est risquer, comme Icare, de se brûler les ailes. Lucifer (son nom signifie « celui qui porte la lumière ») est cet archange déchu qui, défiant Dieu, a voulu s’emparer de la lumière divine. Mais à la « tentation luciférienne », Hélène Mugot n’a pu que renoncer. Car l’entreprise emprunterait alors une voie, celle de la mystique (du silence, de la non production, de l’abandon passif à l’invisible), qui est contradictoire avec le travail plasticien, son engagement dans le monde. Il est arrivé à la théologie chrétienne (à Robert Grossetête par exemple, au début du XIIIème siècle) de distinguer deux sortes de lumières. La lumière de Dieu, incréée, transcendante, métaphysique, d’une part, et la lumière du soleil, créée et visible, physique, de l’autre. Lux et lumen (même si en latin les deux mots signifient à peu près la même chose). C’est la première (lux) dont se met en quête le mystique, tandis que c’est la seconde (lumen) qui semble, raisonnablement, concerner le travail du plasticien « physicien ». Et pourtant on sent bien que l’œuvre d’Hélène Mugot est en chasse d’autre chose. Sans cesse repartant à l’assaut (« Icare encore »), l’artiste assoiffée de lumière (« Mehr Licht », « Davantage de lumière », demandait Goethe sur son lit de mort) aspire à la manifester en sa puissance souveraine d’éblouissement, à la présenter survenant en sa plus glorieuse parousie. Mais Hélène Mugot en est bien consciente : pas plus qu’il n’y a de théophanie directe (de présentation en chair et en os du divin), il ne saurait y avoir de manifestation directe de la lumière. De la lumière, comme de Dieu, il ne peut y avoir qu’une théologie négative, indirecte, via des épiphanies forcément partielles. Il faudra donc recourir à des médiations, inventer, à défaut de toute présentation directe (mais à rebours aussi de toute représentation mutilante), des dispositifs, des engins de capture, qu’Hélène Mugot appelle des « miroirs de lumières ». Eux seuls peuvent permettre, non pas de figurer la lumière, mais de la mettre en espace, de la chorégraphier.
Cristaux de temps
L’artiste usera donc de toutes sortes de matériaux (verre, cristal, or, bronze, inox…) et fera appel, pour ses installations, à toutes sortes de techniques (photographie, holographie, vidéo…). Démarche constamment polytechnique donc, mais avec un sens rare, hérité du minimalisme, de l’économie dans l’emploi des moyens. Mais si les œuvres proposées par l’artiste frappent par leur évidence et leur rigueur, elles frappent aussi par leur épaisseur polysémique. Les images sont toujours, comme le souligne Georges Didi-Hubermann commentant Walter Benjamin, des « cristaux de temps » : palimpsestes, elles condensent des significations et des formes qui ont traversé les siècles, elles les font revenir comme autant de survivances. Il en va de même des installations que propose Hélène Mugot. Loin d’être simplement l’habillage éphémère d’un contexte, toujours elles font écho au passé, témoignant d’un passage du temps et d’une vraie profondeur historique. Survenances, épiphanies qui surprennent le regard, elles sont aussi des survivances qui en appellent à la mémoire collective. Et celle-ci – comment pourrait-il en être autrement ? – est pour une large part religieuse. Ainsi en va-t-il, exemplairement, de l’œuvre intitulée « Du sang et des larmes ». Présentée au Musée d’Art de Toulon en 2004 dans le cadre d’une exposition intitulée « Marie-Madeleine contemporaine », elle se présente sous la forme d’un triptyque composé d’environ 350 gouttes de cristal clair et de 200 gouttes de verre rouge. D’une grande sobriété, d’une grande économie de moyens, l’œuvre frappe d’abord par son évidence formelle : les trois rideaux de gouttes s’imposent par la puissance minimale, dépouillée, de la présence de leurs cristaux de lumière glissant comme des gouttes de pluie sur une vitre. L’œuvre n’est évidemment pas sans évoquer cet épisode de la Passion où la sainte se prosterne aux pieds du Christ mourant sur la croix. Mais l’« averse de larmes » (selon l’expression de Marina Tsvétaïéva dans un poème intitulé justement « Madeleine ») que suggère l’installation peut tout aussi bien faire discrètement signe en direction d’une autre scène rapportée dans la Légende dorée, scène où la sainte lave de ses larmes les pieds du Christ avant de les essuyer de ses cheveux. Ainsi les cristaux de lumière sont-ils aussi, dans cette œuvre, des « cristaux de temps » capables d’accueillir des signifiants religieux ou mythiques, aussi bien que philosophiques ou poétiques. Bien qu’elle ne soit pas une image, l’installation convoque ainsi discrètement, pour dialoguer in petto avec elle, toute une tradition iconographique. Celle, abondante, où Marie-Madeleine est représentée en extase au pied de la croix, ou bien, dans tel portrait du Titien ou tableau de Guido Reni, couverte de l’averse de ses cheveux dénoués.
« Lustrer le monde »
Parce que notre monde est de moins en moins un monde, parce qu’il est de plus en plus désenchanté, dépouillé de son ancienne aura, l’art d’aujourd’hui est plus enclin à des leçons de ténèbres ou des exercices ironiques post-duchampiens qu’à des chants de louange. Attachée, elle, à rebours de l’esprit du temps, à célébrer la lumière, Hélène Mugot ne cède cependant à aucune illusion lyrique. La mort est, selon le mot de Barthes, « indialectique », insurmontable et tout est promis au néant, à une éternité qui n’est qu’« éternullité », c’est entendu. Mais l’art ne saurait pour autant se contenter de « faire le négatif ». Et encore moins l’artiste de la lumière, si l’on veut bien admettre que celle-ci, comme n’ont cessé de le chanter toutes les religions, est éminemment symbole d’affirmation. Et, vaille que vaille, la lumière nous invite encore, chaque matin, à considérer que nous sommes au monde et que ce monde, avant d’être celui, chaotique, des affaires humaines, est peut-être encore un peu un cosmos.
Beauté du cosmos, de ses nébuleuses et autres blancs ruisseaux de Chanaan, c’est bien ce que célèbre à sa façon rigoureuse et désampoulée, « Mundus, mundus est », l’installation-performance qu’Hélène Mugot a proposée à Lyon à la Chapelle de la Trinité en 2006. Le titre déjà l’indique : il n’y a pas que de l’immonde à déplorer. Il y a bien un monde, qui insiste malgré tout en sa majesté. Car « Mundus en latin, comme Cosmos en grec, signifie à la fois, nous rappelle l’artiste, l’univers, l’ordre de l’univers et la parure. L’artiste est celui qui met le monde en ordre, et lui donnant forme, en rend perceptible et mémorable la beauté. » S’il y a bien aujourd’hui un « devoir » (et même un « courage du poète »), pour parler comme Hölderlin, c’est de chanter malgré tout. « Point de cantiques », sans doute, « l’heure nouvelle » est par trop sévère, comme l’écrivait déjà Rimbaud. Mais des hymnes sont nécessaires, si nous voulons refaire un monde un tant soit peu habitable. Chanter, pour l’artiste de la lumière, cela signifiera, non pas bien sûr écrire des hymnes, mais proposer, toutes choses égales par ailleurs, des formes plastiques, visuelles, aptes à « lustrer le monde pour qu’il brille et qu’il se voie ». – Telle est la formule qu’emploie l’artiste et le verbe choisi par elle (qui est aussi une artiste des mots) n’est évidemment pas anodin. Qu’est-ce en effet que « lustrer », sinon rendre à une chose son éclat – autrement dit son aura ? Nous avons besoin sans doute d’un art qui soit le roman noir de l’époque et en illustre l’immonde. Mais nous n’avons pas moins besoin d’un art qui nous fasse, « Icare encore », lever les yeux de notre affairement ordinaire ; qui nous rappelle qu’est là un cosmos qui nous embrasse et nous dépasse et qu’il importe à chacun de capter quelque chose de son incommensurable grandeur. Nous avons besoin d’un art qui nous redonne, jusqu’en notre mécréance, le sens de la verticalité. – Ou encore, pour le dire avec les mots de Nietzsche, qui nous aide à retrouver le sens de cette étoile lointaine en direction de laquelle l’humanité a par trop désappris de lancer la flèche de son désir.
« Chant des univers »
Depuis quelques décennies, l’installation est devenue un « genre » majeur. Elle offre au plasticien le moyen d’élargir son territoire, d’échapper aux contraintes de l’image, de brouiller les frontières entre architecture, scénographie théâtrale, sculpture… Elle lui donne l’occasion de biaiser avec la logique d’une iconosphère devenue de plus en plus impériale et marchande. Fréquemment, elle s’accompagne d’une bande-son. Toute la difficulté est alors de faire que cette dernière ne fasse pas simplement office de supplément d’âme, de rengaine décorative ; ou de surlignage illustratif, à la façon d’une mauvaise musique de film.
Il arrive à Hélène Mugot de faire appel au son. Par exemple pour sa grande pièce « Mundus, mundus est ». Et c’est particulièrement pertinent dans le cas d’une œuvre qui veut suggérer l’univers. En effet, rappelle l’artiste, la conception que nous en avons a toujours, depuis Pythagore et sa musique des sphères, associé au cosmos la musique. – Jusqu’à Deleuze et Guattari, pourrait-on ajouter. Car le cosmos n’est au fond, nous disent les auteurs de Mille plateaux, qu’une « grande ritournelle », et tout se termine dans « le chant des univers, le monde d’avant l’homme ou d’après ». Mais, par-delà la proposition métaphysique, c’est une justification plastique qui pour Hélène Mugot s’impose. Et ce n’est pas seulement la pièce en question, c’est l’œuvre en général qui appelle et suppose la musique (autant que la danse de son côté la suppose et l’appelle). Qu’est en effet l’œuvre entier, sinon la déclinaison, en ses pièces successives, d’une tentative de chorégraphier la lumière ? D’en inscrire le mouvement et les rythmes, la musique, dans l’espace ? Envisagée sous l’angle d’une esthétique décloisonnée, la rigueur du travail d’Hélène Mugot, sa façon d’aller à l’essentiel, son « minimalisme », ne sont pas d’ailleurs sans rappeler, à mes yeux, ce que fait de son côté, dans le domaine propre de la danse, Anne Teresa De Keersmaeker – par exemple dans une pièce inaugurale comme Fases, pièce créée à partir de la musique « répétitive » de Steve Reich (« phase », je le note en passant, est d’ailleurs d’abord un terme d’astronomie). Dans les deux cas, même goût des cercles et autres boucles et spirales, même souci musicien de la « ritournelle ». Il s’agit bien pour Hélène Mugot de faire danser la lumière, de la « chorégraphier » pour en capter si possible autre chose que des éclats et fragments anémiés. Car s’il faut bien l’incarner dans des objets et dispositifs spatiaux, circonstanciés, contextualisés, le geste fondamental cependant vise à en épouser le mouvement immanent. Pour reprendre la terminologie de Paul Klee (autre plasticien « musicien »), c’est la « nature naturante » de la lumière, que l’artiste, « remontant du Modèle à la Matrice », aimerait rendre visible plutôt que la « nature naturée » de ses formes arrêtées et partielles. Et si la tâche (celle au fond de figurer l’infigurable) est, comme il semble bien, impossible, au moins s’agira-t-il d’en capturer au mieux, dans des formes plastiques, la vibration dansante et les rythmes profonds, la musique silencieuse.
Jean-Claude Pinson, Poète et philosophe, 2011
Préface du catalogue Icare Encore