Le Butin du Ciel

Ce qui me fait revenir chaque été, depuis bientôt vingt ans, dans le cap corse, c’est la promesse d’une terrasse où, à la tombée de la nuit, adossés à la grande maison aux fenêtres tremblantes, l’on s’adonne entre amis à la contemplation d’un ciel tout parfumé d’étoiles.

Ce qui me console quand je dois m’en aller, c’est d’emporter avec moi quelques pots de miel au goût du ciel de ces veillées.

Durant l’été 1999, Cécile Morando me fit visiter la petite église romane de Santa Maria Assunta, me raconta tous les morts couchés sous son pavement et sous l’herbe de la place. Mon ami François Paoli venait juste de me montrer, dans son grenier, la cuve de cuivre au-dessus du fourneau avec la suspension crochue qui avait servi à fabriquer son cierge de communion.

Tout cela, dans la nuit qui suivit, me donna la vision d’une œuvre pour ce lieu :

Une constellation, celle du mois de la Vierge, dessinée sur le pavement de terres cuites roses par des dizaines de cierges de cire vierge, ocre jaune comme les deux murs de la nef… de gros cierges coniques qui se dépenseraient en lumière et en parfum durant le temps précis de l’exposition, qui en mesureraient la durée en quelque sorte.

Les résidus de cette combustion, les coulures de cire, inscriraient leurs figures d’étoiles mortes sur un dallage de verre recouvrant le sol à la croisée du transept.

Resterait à la fin de cette métamorphose une grande cartographie à redresser :

 

LE CIEL ET LE MIEL

le ciel et le miel 8Au printemps 2001, je suis revenue à Canari où m’attendait, une tour éboulée de gros gâteaux de cire… blonde, dorée, ocre, brune selon les fleurs d’origine. Des apiculteurs avaient déposé leur butin sans se faire connaître. Il fallut d’abord récurer la cuve du couvent St François. Quelques belles taches vertes affleurèrent sous la crasse faisant la preuve du cuivre. Ensuite pour chaque fonte, ce ne fut plus qu’une litanie de gestes. Quand les 155 cierges de la constellation furent coulés, la cuve était rose et brillait.

Toute la Semaine Sainte, augurant l’embaumement de l’été, l’église fut en odeur de sainteté.

Les cierges n’attendaient plus que la cérémonie de l’œuvre.

Dans la nef de l’église, une deuxième œuvre a fait écho à cette installation centrale :

LES PYTHIQUES

Pythiques 4Il s’agit de deux séries de quatre images numériques réalisées à partir de dépôts de marc de café au fond d’une tasse et agrandies. Les quatre prises de vue obliques de chaque série dessinent quatre ellipses semblables à des galaxies négatives et sont tirées sur transparents . La dernière prise de vue verticale dessine un astre qui vient se loger au bout d’une lunette dirigée vers la meurtrière qui crève chaque mur.

Le ciel, le hasard forment les deux œuvres.

Je ne sais pas ce que le marc de café prophétise au fond des tasses et je ne savais pas non plus quel miracle d’étoiles s’écrirait sur la page de verre.

Je sens juste que s’est accompli un très vieux rite dont je ne saisis pas tout le sens. J’ai retrouvé, sur cette terre antique, les gestes de la Sibylle, d’Antigone et ceux des tout premiers artistes dont les œuvres s’adressaient aux morts…

Quant aux vivants, les habitants du village et les passants, qui vinrent et revinrent veiller la chavirante agonie des chandelles, s’émerveiller devant les engendrements continus de leur ruine, ils me rendirent une joie et une conscience que je n’avais jamais connue dans les musées ou les galeries des grandes villes : celles d’ être en charge, pour tous, de donner forme (beau se dit formosus en latin) à l’ impensable Somme (que les guerres tentent de réduire à une caricature) et de donner à ressentir l’ INGENUE CONTINUITE du monde.

J’ai bien conscience, dans tout cela, d’être étrangère à mon étrange époque.

Cela s’est passé en Corse où cela peut encore se passer.

Les 100 verres étoilés de cire, ont été soigneusement séparés et rangés dans des caisses.

Ils reposent derrière le manteau de l’autel, sous la voûte arrondie du chœur de Santa Maria Assunta, attendant leur redressement qui accomplira l’œuvre.

Les images successives d’un temps qui s’écoule ont fait place à la sidération éternelle du tableau. Mise au tombeau dans l’attente de leur résurrection.

L’église est nue, splendide dans la fraîcheur de ses roses, ses ocres pâles et ses bleus gris… virginale.

Je me tiens une dernière fois à la croisée du transept. Dans la chapelle droite, au centre d’un blason qui surplombe une Assomption naïve, « plissée » par son effondrement , trois étoiles ocres que je n’avais pas vues… que j’oublie là, en souvenir du Butin du Ciel.

De la fenêtre ouest un long rayon rouge frappe durant quelques secondes la colombe de stuc qui surplombe l’espace vide d’un tableau disparu au-dessus de l’autel. Mystère de l’annonciation. Dernier présent.

Avant de refermer la porte latérale, sur la chaire rose qui lui fait face, je lis encore, inscrite en majuscules tranchantes, ce bout d’épîtres aux Romains de St Paul « Non auditores legis, sed factores justificabuntur »¹.

Hélène Mugot, 2001

¹ Le jugement discernera ceux qui se seront contentés d’écouter la loi et ceux qui l’auront mise en pratique.