Opéra Cosmique
« Ce morceau de glace brillant
qui si rapidement se fond sous le rayon
du soleil,
Consolide-le et cristallise-le dans ton vers Pour en faire un miroir durable.
Et que ta rime immortelle
Fasse ce bref point de temps
Remplir un hémisphère de la ronde éternité ».
Abraham Cowley (1618 – 1667)
Tel ce poème baroque du 17ème siècle de l’écrivain anglais Cowley, l’art d’Hélène Mugot tente de saisir l’éclat fugace de la matière transfigurée par la lumière. Voyez « La grande marée » et « Danaé ». Ici les flammes flottent sur l’eau ; l’eau scintille comme de l’or et l’or-semence se répand comme une Voie Lactée… Perpétuelle réfraction qui s’incarne tour à tour dans les Quatre Eléments – l’Eau, le Feu, l’Air et la Terre – pour déployer tout un jeu d’irisation, de chatoiement, de brillance que déjà l’art et la rhétorique baroque définissaient comme une esthétique du reflet. A l’exemple du plafond en miroir du palais sicilien du Prince de Palagonie ; à l’exemple des images littéraires suggérant la vision d’une nature réversible où ciel et mer échangent leurs attributs ; à l’exemple de la stratégie mondaine de l’homme de Cour pour qui, selon le mot de Balthazar Gracian « on ne saurait bien voir les choses de ce monde qu’à rebours ».
Cette sensibilité baroque culmine dans les 130 kgs de cristal du lustre d’ « Opéra Cosmique ».
Outre une somptuosité évoquant le faste des salons d’apparat, le lustre est l’exaltation prolifique de sa masse précieuse. Tout à la fois aérien, fluide et dur, entièrement traversé par la lumière, le cristal opère la synthèse miraculeuse et paradoxale des Quatre Eléments à l’image du Grand Œuvre des alchimistes. Déjà Empédocle l’envisageait comme substance première du Cosmos.
Au 20ème siècle, le cristal devint le symbole de tous les fantasmes modernes de transparence. Synonyme de vérité et d’authenticité pour les architectes expressionnistes¹ avant d’être, avec le Grand Verre, l’emblème de l’ésotérisme duchampien et le support d’une « physique amusante », la transparence annonce, de façon utopique et visionnaire, une société transparente à son tour. Mais du cristal comme idéal éthique, il reviendra à André Breton d’en prononcer ces paroles définitives : «Nul plus haut enseignement artistique ne me paraît pouvoir être reçu que du cristal. L’œuvre d’art, au même titre d’ailleurs que tel fragment de la vie humaine considérée dans sa signification la plus grave, me paraît dénuée de valeur si elle ne présente pas la dureté, la rigidité, la régularité, le lustre sur toutes ses faces extérieures, intérieures du cristal » (L’Amour Fou).
En vertu de cette brève phénoménologie du cristal et en écho aux vers de Cowley cités plus haut, « Opéra Cosmique » fixe un temps géologique immémorial où mille stalactites en feu gouttent lentement dans la grande vasque de la mer. Il demeure néanmoins que, par les temps qui courent, la forêt de glace est aussi un pur objet froid qui trouve son contrepoint exact dans la couronne d’écrans posés au sol.
Cause première de ce désenchantement, l’introduction, au cœur de l’œuvre, du mouvement mécanique : pivotant sur lui-même, le lustre cesse d’être le candélabre magique et fragile où la lumière disperse ses traits aléatoires selon le déplacementducorps.Désormaisl’imperturbablerotation débite implacablement ses facettes démultipliées, comme
pour montrer la rigoureuse symétrie de ses parties ; comme pour déjouer tout effet de surprise ; comme pour dire « quel que soit l’endroit où vous regardez, je suis semblable à moi-même ». Bref, le lustre rendu, par sa profusion même, à sa propre vacuité. Une vacuité² ciselée dans le vers célèbre de Mallarmé : « Aboli bibelot d’inanité sonore » et que redouble ici l’irrégulier cliquetis des aiguilles frénétiques tremblantes sous le vent sidéral.
Kaléidoscope rutilant sur lequel le regard ne fait que glisser et rebondir, le lustre est la projection sublimée de l’espace réfléchissant des écrans ; ces écrans dont on sait qu’ils induisent un « visionnage» médusé par les effets de surface, où chaque image annule la précédente. Univers uniforme, étale, réfractaire, à l’horizon courbe, que l’artiste ramène précisément à la surface de la mer où une vague efface l’autre, éternellement. En surgissant simultanément sur les 24 écrans d’Opéra Cosmique, l’infini maritime exprime, on ne peut plus clairement, l’éviction de la planète dans sa dimension territoriale. Triomphe de l’instantanéité du « temps réel ». Triomphe de la lumière.
Ce qui jadis était l’espace d’un reflet baroque est ainsi devenu aujourd’hui le temps réversible. Malgré l’écart historique, il s’agit à chaque fois d’une scène où se joue – là dans le divertissement, ici dans la froideur cybernétique – l’effondrement du principe de réalité. On a pu dire que dans le ciel du 17ème siècle Dieu s’était caché, voilant toute certitude. Dans le cosmos d’Hélène Mugot, la lumière
contemple l’évidence de sa puissance pure, excluant de son cercle la présence humaine. A cet égard, Opéra Cosmique tranche avec l’ensemble de ses œuvres, dans la mesure où le spectateur n’a plus sa place ; physiquement rejeté à l’extérieur, il est autant absent de ce cosmos qu’il était chez lui face à des mondes aux titres complices : Epiphanie, La Vue, Danaé, Icare etc…
Rien ne pouvait donc mieux se prêter à occuper le cœur du dispositif qu’un ventilateur ; générateur d’énergie, il est aussi le pôle d’inertie où viennent s’évanouir les effets de l’accélération. Début et fin de toute la cosmogonie, le ventilateur est aussi le trou noir, tandis que les écrans restent allumés pour… personne. Seule leur onde bleutée, presque romantique, persiste sous le soleil glacé du cristal.
Comment ne pas reconnaître alors, dans cette planète artificielle entourée de son anneau énigmatique, l’image renouvelée de Saturne, l’astre antique de la Mélancolie ?
Michel Makarius
1993
¹ : cf Paul Scheebart Glasarchitektur, 1914
² : cf La surcharge comme masque du vide est un des topos du baroque