Textes écrits pour le catalogue de l’exposition

« Parfums de sculptures »

EAU

Quand j’arrive à Giottani, je goûte la mer à l’endroit où les fonds sableux et le soleil la rendent turquoise puis je mâche l’air qui a roulé sur la montagne : ciste, myrte, menthe, immortelle d’Italie… Tout y est ! Je peux basculer dans l’Eternel Eté.

Rouge est le ciel sous mes paupières.

 

BELLE

Ma grande tante Armande habitait le quartier arabe et sa courette assombrie d’un tamaris immense était chaque soir le théâtre d’un miracle : l’apparition des Belles de Nuit.

Etait-ce le langoureux appel du muezzin qui dévrillait leurs corolles ?

Je fixais de tous mes yeux ce violet éphémère que la nuit prompte à tomber effaçait aussitôt… et je restais plantée devant le buisson invisible, ivre morte sous la chape de leur voluptueux parfum.

HESPÉRIDÉES

C’était une clinique blanche avec un petit jardin mouillé devant. C’était l’hiver et les orangers en fleurs embaumaient. J’attendais l’autorisation de monter pour découvrir mes petits frères jumeaux qui venaient d’y naître. Excitée, je goûtais l’onglet d’un pétale charnu et laiteux comme une amande fraîche… C’était amer… et mes petits frères étaient laids.

 

FLEURS

Jusqu’à ce que l’odeur de poussière l’emporte, j’ai conservé dans un grand pot de verre, les floraisons de deux années romaines : l’hyper-pompon du mimosa sur bleu d’hiver ety les odorantes jonquilles qui séchaient dans le vase comme des saintes ; les deux vendanges de glycine – la première pâlie par ses excès nocturnes ; la seconde, plus sombre et plus sournoise, coup de griffe nostalgique dans la parade muette des lauriers – et puis les lilas, forts comme des jasmins, les jasmins plus violents que les lys, jusqu’à l’insoutenable allée des orangers où macéraient tout le jour entre ses hauts murs, un millier de roses qui fondaient sur moi comme des bacchantes, quand, vers minuit, poussant la porte du Muro Torto, je rentrais de dîner.

Le génie des roses repose aujourd’hui dans une boîte d’ivoire héritée de ma grand-mère. On lit en rond sur le couvercle : Rosario de Petalos de Rosas P. P. Carmelitas. Je ne l’ouvre qu’en fermant les yeux pour accueillir l’extase qui explose, en réchauffant dans mes mains, les grains inépuisables d’un petit chapelet brun.

 

CYPRÈS

Enfant, ma grand-mère me confiait l’astiquage des deux anneaux de bronze qui ornaient le tombeau de mon grand-père pendant qu’elle rendait, à grande eau, leur éclat aux étoiles enfermées dans son marbre noir.

J’ai longtemps pensé que cet embaumement que répandaient, sous la brise marine, cyprès et eucalyptus, était l’odeur dorée du bronze et que j’en étais l’auteur.

Sur la cheminée en marbre rouge de sa salle à manger, j’avais aussi le privilège de « faire briller » deux « cires perdues » qui représentaient, sous la forme de deux femmes tronquées, l’Alsace et la Lorraine. La Lorraine couronnée des forts tombés aux mains des Allemands, redressait fièrement la tête, blessée à la poitrine ; l’Alsace, sous le poids de son nœud, baissait humblement la sienne et pleurait. Troublée, je lustrais les visages et les gorges de bronze, m’attendant à en faire sourdre le Parfum d’Eternité.

 

MIEL

Je suis née à Bougie, en Algérie et c’est de cette ville, grande productrice de cire sous l’empire romain, que les chandelles tirent leur nom. Mon père aussi avait ses ruches au milieu des citronniers des Andreone et ,une ou deux fois par an, il rapportait les rayons dans son arrière boutique pour en extraire le miel. J’avais droit à une part de « gâteau ». Les fines cloisons de cire éclataient sous la dent et mon travail consistait, à l’inverse de celui de mon père, à rassembler, en avalant le miel, les particules éparses de cire en une boulette bien mâchée que j’achevais de rouler à la main. Si toute mon attention d’alors se concentrait sur l’invention de la chandelle, ma bouche a conservé la violente mémoire du sirop blond où se mêlent aux étoiles croquantes des citronniers, une arche de pois de senteur, la cachette sous les buis et les œufs en chocolat trempés de rosée d’un matin de Pâques.

 

Hélène Mugot