Sous le soleil noir de la mélancolie – A propos de l’oeuvre d’Hélène Mugot

Article publié dans la revue bi-annuelle LIGEIA dans le numéro « L’art contemporain? »

L’homme tente de chercher le sommeil et cette pensée le réveille. Les images qui peuplaient ses rêves survivent pendant quelques secondes et pèsent comme des écailles sur ses yeux. Peu à peu, les images s’estompent, et le dormeur, désormais éveillé, ayant recouvré la vue, s’étonne de trouver autour de lui l’obscurité. Ainsi commence La Recherche, celle du temps perdu, indissociable de celle des images, car le temps et l’espace sont une seule et même chose pour Marcel Proust. Les images sont les enfants de la nuit, elles naissent des ténèbres et resplendissent dans notre obscurité. La lumière leur est aussi fatale qu’un rayon du jour pénétrant dans la chambre noire où l’on développe une photographie. Aussitôt éblouie, l’image disparaît.

Mais cette obscurité fécondant les images n’est-elle pas consubstantielle aux œuvres d’art ? Les peintures rupestres, tracées au fond de diverticules inaccessibles, brillaient d’un éclat noir, comparable à celui des lanternes sourdes qu’évoque dans une nouvelle Robert Louis Stevenson, parlant de la « béatitude suprême » de se promener la nuit avec une lanterne allumée, cachée sous son manteau. Les fresques qui ornaient les tombes égyptiennes, murées dans les salles les plus reculées des hypogées, étaient promises à une nuit éternelle et ne brillaient que pour l’obscur regard des dieux. Les polyptyques de la Renaissance, avec leur carmin, leur lapis-lazuli et leur or, étaient maintenus à l’abri du jour, leurs vantaux fermés pendant l’essentiel du temps liturgique, entrouverts seulement deux ou trois fois par an pour mieux faire resplendir dans la nef sombre qui les abritait le feu intérieur de leur narration. Aujourd’hui encore, le cinéma ne doit-il pas sa magie à la salle obscure où s’animent les images ?

Les artistes sont des animaux nocturnes. La lumière est la matière première de leurs œuvres, mais c’est dans l’obscurité qu’ils vont chercher leurs images. En 2016, Anish Kapoor a acquis le brevet du « noir absolu », une matière faite de nanotubes de carbone qui aurait la particularité d’absorber 99,96 % de la lumière visible. Ce droit exclusif au noir, au-delà de sa fâcheuse dimension capitaliste, ne vise pas moins, comme l’affirme l’artiste, à s’approprier le substrat sur lequel naissent toutes les fantasmagories de l’esprit : « Imaginez un espace si sombre qu’en y pénétrant vous perdez toute idée de qui vous êtes et la conscience du temps. Votre état émotionnel en est affecté et, sous le coup de la désorientation, il faut que vous trouviez, à l’intérieur de vous, quelque chose d’autre ».

La fascination de l’obscurité a des précédents. Le « miroir noir », employé par Claude Lorrain et par les peintres des XVIIe et XVIIIe siècles, avait pour fonction d’obscurcir la scène afin d’offrir, une fois transposée sur le tableau, le sentiment que l’image émanait de l’obscurité. En peinture, la mise en œuvre du clair-obscur nécessitait de faire monter les lumières d’un fond préalablement recouvert d’une couche sombre. Le fantasme de la toile blanche n’existait pas. La clarté était tirée de l’obscurité. Cette approche a culminé avec le ténébrisme d’un Caravage ou d’un Rembrandt, mais également, en gravure, avec la « manière noire », modelant la lumière à partir d’un noir velouté d’une intensité aussi saisissante que l’abîme. Pour de nombreux artistes, le noir n’est pas une absence de lumière visible, mais une valeur en soi, un référent.

Que les images reflètent la réalité ou qu’elles soient porteuses d’illusions comme dans la caverne de Platon, toutes naissent de notre nuit intérieure. Pour le dire rapidement, il n’y a d’images que mentales, car elles ne sont lumineuses que pour l’esprit qui leur donne un sens. Les Anciens pensaient que les rayons visuels sortaient des yeux pour capter les objets visibles et se les approprier. Cette conception — quoique erronée sur le plan physique — reflète l’activité du regardeur, qui, elle, n’est jamais passive. elle rappelle que l’image est toujours le fruit d’une sélection, d’une construction, d’une interprétation, sans lesquelles elle ne serait qu’un assemblage de taches confuses.

Contrairement aux images, la lumière ne donne rien à voir : elle ne sait qu’éblouir et blesser l’œil qui la regarde. Elle est cette lame de rasoir qui tranche un œil dans Un chien andalou, ou ce stylet qui s’apprête à transpercer un globe oculaire dans la Pointe à l’œil, d’Alberto Giacometti. Ou encore, cette flèche fichée dans l’œil du roi Dagnus, par laquelle saint Christophe fit éprouver au souverain mécréant la puissance aveuglante de la lumière divine, et que Mantegna a représentée sur les fresques de la chapelle Ovetari à Padoue. À l’état pur, la lumière s’éprouve, elle brûle la rétine. On la subit, mais on ne peut la regarder en face. La lumière est par essence invisible, sinon à sa source, comme origine. L’espace sidéral est peuplé d’étoiles, mais demeure d’un noir d’encre. On ne voit que les objets sur lesquels la lumière se réfléchit ou se réfracte, les images qu’elle forme au contact de la matière, fût-elle gazeuse. Dès qu’on tente d’appréhender la lumière dans sa singularité, on perd l’image. Sans doute est-ce la raison pour laquelle il existe si peu d’artistes qui aient fait de la lumière le sujet exclusif de leur œuvre. La lumière n’est pas seulement immatérielle, elle échappe à toute représentation.

Hélène Mugot, La Vue, 1987, installation anamorphique, Stadtsgalerie de Saarbrücken (1988).

L’œuvre d’Hélène Mugot tient de l’oxymore. Figurer l’infigurable. Elle veut faire voir la lumière, mais pas seulement dans sa dimension physique. L’artiste ne se satisfait pas de l’enchantement produit par ses multiples manifestations ou artefacts (reflet, arc-en-ciel, mirage, moire, irisation, parhélie, gloire, halo), elle veut la mettre en scène, c’est-à-dire élaborer une œuvre — peut-être une icône — qui fasse miroiter la lumière dans sa dimension historique, mythique, symbolique. elle veut en extraire le sens, mais dans un ordre de pensée qui demeure au plus près du visible. Kasimir Malevitch pensait que l’expérience du rien, de la nuit noire, provoquait l’illumination, voire la révélation. Son Carré noir était une expérience mystique, un retour à la source même de la lumière. De même, Hélène Mugot veut faire éprouver la lumière dans une sorte de métalangage, où la lumière parle de la lumière. La connaissance dont ses œuvres témoignent ne relève pas du descriptif ou du narratif, mais plutôt de l’intuition, de la fulgurance. Elle donne à penser la lumière comme une des formes premières de la conscience. Elle veut puiser à sa source et montrer ce qu’elle charrie de notre rapport au monde. Son œuvre est à l’opposé de toute forme d’impressionnisme ou de naturalisme. William turner, dans une de ses toiles, Regulus — allusion au consul romain à qui les Carthaginois coupèrent les paupières et qui dut regarder le soleil en face —, a peint l’éblouissement même du soleil. Sa toile aveuglante rend compte de manière concrète, sensible, rétinienne, de la torture qu’il a endurée. Hélène Mugot, elle, ne cherche pas à meurtrir l’œil du spectateur, pas même à donner une impression de cette meurtrissure, comme c’est le cas pour le tableau de Caspar David Friedrich, Le Moine au bord de la mer, dont Heinrich von Kleist écrivait : « On a l’impression, en le contemplant, d’avoir les paupières coupées ».

Hélène Mugot, Mundus mundus est, 2006, installation / performance lumineuse et sonore, Chapelle de la trinité, Lyon.

La blessure qu’engendre la lumière sur la rétine est pourtant présente dans plusieurs de ses œuvres, mais de manière symbolique ou métaphorique. L’une d’elles offre à voir un mur recouvert de plusieurs centaines de larmes de cristal, une autre figure une gigantesque couronne d’épines semblable à une prunelle bordée d’échardes — l’instrument de la Passion devient l’image de la souffrance de celui qui a vu. Eblouissement, aveuglement, cécité, éclipse, sont des thèmes récurrents de son travail, mais toujours transposés. Par ailleurs, son œuvre est peuplée de métaphores de l’œil, de sa rondeur (perle, planète, galaxie) autant que de son orifice (oculus, cupule, cuve), mais aussi de pieux, de flammes lancéolées, de cônes aigus, tout à la fois lunette astronomique et aiguillon pointé vers l’œil, qui peuvent autant réjouir que meurtrir. Une de ses œuvres s’intitule L’Œil du diable : des gouttes d’eau éparpillées sur le verre d’une lunette fractionnent notre perception du monde, rappelant l’étymologie du mot « diable », qui signifie « celui qui divise ». une installation, faite d’écrans vidéo montrant un soleil qui n’en finit pas de chuter sur l’horizon, évoque le regard ardent et mortifère de Méduse (« Soleil cou coupé », Apollinaire). Mais les œuvres d’Hélène Mugot ne blessent pas l’œil. C’est à peine si elles l’effleurent. Une d’elles s’intitule Noli me tangere, une autre La Caresse du soleil. elles font seulement sentir la blessure, la trace laissée par le passage de la lumière. Ce sont des cicatrices encore sensibles, mais qui ne sont plus douloureuses. Rien n’est vraiment ici et maintenant. L’espace étire le temps. Le temps plisse l’espace. tout est suggéré, à distance, nostalgique. L’artiste, qui est sensible au désastre de l’univers, sait qu’une part de son scintillement provient d’astres déjà éteints. Du grand ébranlement primordial fondateur du cosmos, il ne subsiste qu’un écho à peine perceptible, une lointaine rumeur, un frisson sur une peau hâlée. Ses œuvres ont été chassées de l’éden lumineux de la Création. elles traversent notre époque sans marquer le pas. Elles ont l’éternité dans leurs bottes. ExodeLa Nostalgie de l’un et le désir de l’autreL’Exil et le royaume, sont quelques-uns de leurs titres.

Hélène Mugot, Mundus mundus est, 2006, installation / performance lumineuse et sonore, Chapelle de la trinité, Lyon.

Pèlerine de la lumière perdue, l’artiste est habitée par la vision des ténèbres, le néant, la nuit où brillent les étoiles, les chambres noires (nom d’une de ses premières œuvres), mais aussi par l’ombre des cryptes, l’obscurité des églises où luisent des constellations de cierges allumés. Elle est chez elle dans ces lieux de recueillement, qui rassemblent de fragiles agrégats du temps sous forme de cristaux lumineux. L’obscurité est son domaine, c’est là qu’elle peut piéger, traquer la lumière, non pas à la manière des scientifiques (encore qu’elle en ait la rigueur), mais plutôt des alchimistes du XVIIe siècle qui, tels Robert Fludd ou Athanase Kircher, entremêlaient théories savantes et doctrines mystiques, élaborant de somptueuses visions du chaos initial et de la formation du cosmos. C’est là, dans ces alambics obscurs, que l’artiste refait le monde, qu’elle appréhende sa dimension astronomique. Il y règne une nuit où il semble que tout ait été retourné à l’envers, « l’infini placé au-dedans et mis à l’étroit, le jour devenu la doublure sombre d’un vêtement inconnu » (Pessoa). Son œuvre relève d’un art visionnaire, d’une révélation, d’une apocalypse.

Suscitant une méditation contemplative, son œuvre s’inscrit sous le signe de Saturne. elle tire son éclat du soleil noir de la mélancolie. L’artiste aime se laisser éblouir par la lumière d’un soleil couchant jusqu’à l’aveuglement qui préfigure la nuit à venir — un éblouissement tourmenté par la perte et le regret. Le désir, de desiderare, « regretter », et de sidus, « étoile », regarde vers la lueur d’astres perdus, naufragés, qui sombrent dans les flots de l’éther sans bornes, traversent l’abîme comme des vaisseaux de lumière submergés par les ténèbres. L’artiste affirme avoir renoncé à la peinture. Peut-être y a-t- il dans son œuvre le regret de ne plus pouvoir peindre, de ne plus pouvoir s’adonner à la tâche infinie de restituer l’éclat de notre présence au monde, fût-il tragique, et de le fixer sur une toile à l’intérieur d’un cadre ? Il est vrai que l’époque, privée de tout ancrage métaphysique, ne s’y prête guère.

Hélène Mugot, Epiphanie, 1982. installation. CAC Passages, troyes.

Dans sa dernière œuvre, Jubilations – Tombeau pour Henry B., conçue pour la chapelle de la Vieille Charité à Marseille, cent cinquante pierres anthracite portant chacune une étoile d’or sont disséminées dans la nef dont le sol est recouvert d’un miroir noir. Chaque pierre étoilée est associée à un extrait d’un poème d’Henry Bauchau. Un mince faisceau lumineux vient, tour à tour, frapper les étoiles et les faire briller, déclenchant l’émission sonore du poème auquel elle est liée. dans La Divine Comédie, Dante Alighieri cherche la rédemption. Pendant toute son ascension au Paradis, Béatrice, la femme aimée, est son guide. Elle se fait l’interprète des vérités divines, et, ajoutant des préceptes aux préceptes, le conduit d’étoile en étoile.

L’œuvre d’Hélène Mugot tisse dans l’obscurité des constellations de sens. elle comble l’angoisse qui naît de notre nuit intérieure. Sigmund Freud rapporte l’histoire d’un enfant qui, anxieux de se trouver dans le noir, s’adresse à sa tante, installée dans la pièce voisine. « Tante, parle-moi, j’ai peur. — À quoi cela te servirait-il, puisque tu ne me vois pas ? » L’enfant répond : « Il fait plus clair lorsque quelqu’un parle. » D’œuvre en œuvre, l’artiste nous parle. Elle pose, sous la forme de concrétions visibles, des mots qui font briller quelques-unes des étoiles de notre firmament.

Philippe Comar