Paysages des éléments

Il est des paysages d’avant l’homme, des paysages sans l’homme, qui suscitent d’emblée la distance et la méditation propres aux infinis cosmiques. Sainte-Victoire de Cézanne tour à tout terrestre ou aérienne, paysages d’eau de Monet fluides et transparents, projections du matériau-lumière de Turrell, et plus encore, tous ces jardins zen de ma mémoire japonaise, avec leurs rochers perdus dans le vide d’une « mer » de sable. Ici le regard est dans les choses, et par un effet d’éloignement et de renversement, c’est le paysage qui voit. Car à la différence de toute un tradition occidentale issue de la veduta de la Renaissance, et de son regard cadré à travers une fenêtre, les paysages sans l’homme sont des paysages des éléments. Peindre l’air, les racines géologiques de la terre, l’enveloppe des choses, le partage de l’ombre et de la lumière, c’est construire une « raison paysagère » proche des traditions asiatiques. Ainsi, le mot même de paysage en chinois, shanshui, énonce d’emblée l’originaire de tout paysage : la montagne (shan ) et le ciel (shui), reliés par un vide dynamique.

Or, ce sont précisément ces paysages des éléments qui animent tout le travail d’Hélène Mugot. Comme s’il fallait toujours revenir à un geste primordial, une genèse divine ou cosmique, pour recréer ces premiers partages peints par Michel-Ange à la Chapelle Sixtine : la séparation de la terre et des eaux, de la lumière et des ténèbres. Car ces partages instituent le paysage dans ses transparences, ses fluidités et ses indifférences. Au point que l’on pourrait parcourir une sorte de « Livre des éléments », inséparable d’un regard cristallin , qui se veut l’interstice des deux infinis dans une véritable épiphanie paysagère. Boule de cristal, mur de larmes, cube de verre mémorisant des milliers de petits miroirs sur ses faces, les dispositifs d’Helène Mugot mettent en œuvre des transparences faites de couches superposées , aussi légères que réflexives, qui finissent par créer toute une poétique du temps. Un temps cosmique et paysager.

Genèses

Vous arrivez donc, et vous êtes immédiatement pris entre les deux temps du Pouvoir du monde. Celui d’un immense cercle de I30 mètres, fait de 387 lettres de métal peint. Cercle immémorial de la destinée et de toutes les cultures amérindiennes ou asiatiques, cercle du monde et projection originaire du cosmos, restructurant tout le paysage environnant. Mais la lecture en est une marche, et dans cet être du trajet propre au devenir, vous êtes à la croisée des chemins. Deux temps donc. L’un strictement optique, vu de loin, et qui fait toujours retour sur soi. L’autre plus physique, voire même kinesthésique, aux entrées et parcours multiples comme une cartographie « in situ » du paysage .Tel serait le monde dans son origine.

Une genèse qui institue la vision, et qui, comme toute genèse, commence par la séparation de la lumière et des ténèbres, écrite sur ces deux bûches de chêne gravé de Liber, sorte de Thora imaginaire. Et puis d’immenses photographies icariennes , où le soleil pris dans son mouvement et agrandi, finit par disparaître dans un coeur blanc où il n’y a plus rien. Entre tout et rien, entre vide et plein, des Eclipses, un « grand verre » avec ses cinq empreintes digitales en or et plomb. La genèse est toujours instable comme une ligne fragile qui suit l’Etre-lumière, ses métamorphoses et de son passage à l’ombre ou à un vide dynamique.

Car toutes ces oeuvres relèvent plus d’une théorie des effets de lumière que d’un travail direct sur le matériau-lumière. Ce qui apparaît peut disparaître, ou se métamorphoser en arc-en-ciel. Car cette lumière ne se donne que dans des dispositifs indirects, des « formes de visibilité » (Foucault), qui virtualisent le réel immédiat des matériaux, toujours travaillés dans leur texture et leur puissance d’abstraction. Ainsi, ce jeu du noir et de l’or propre au Chant des sirènes ou aux Trayeuses. D’un côté la scansion toute homérique de fusains recouverts d’or plus ou moins éclairés. De l’autre, deux cuves d’eau noire pailletée d’or, mise en mouvement par un petit moteur et un aimant. Dans tous ces paysages d’éléments au noir, la lumière d’or demeure incertaine et fragile. Comme un papillonnement, un scintillement, elle évoque parfois la peinture et ses jeux de reflets. Car elle cherche toujours à nous donner une image du temps. Aussi, contrairement aux philosophies du « tout lumière », la lumière ne surgit ici que d’un risque premier, celui de l’obscurité physique ou psychique , qui permet de révéler les transmutations quasi alchimiques des choses. En somme, ni le sublime de la claritas du beau, ni le seul clair-obscur d’un baroque du sombre, mais cette recherche incertaine des moirés et des irisés, que Duchamp référait à l’inframince, voire au virtuel de la quatrième dimension. A travers ces « éléments », la lumière crée des paysages cosmiques et c’est sans doute pourquoi le moiré est inséparable de la fluidité, et d’un espace aquatique instable, où tout flotte en apesanteur . Comme le disait Bill Viola à propos de la vidéo : « elle traite la lumière comme si c’etait de l’eau ; elle devient fluide ».

Fluidités

Des paysages d’eau dans tous ses états : cœur, rosée, vagues, larmes, pluies, et dans tous ses contenants et médiums : flacons, photos, vidéos. D’en haut ou d‘en bas, en suspens ou soudainement fixée, l’eau est traité ici comme l’élémentaire du paysage. Or, rien de plus insaisissable, de plus fluide, et de plus vivant que l’eau. Comment peut-on en faire un paysage ?

Tout comme il y a un Icare aérien, il y aurait un Icare aquatique, où l’on s’envole sous l’eau, pour filmer en apesanteur ses rythmes et vibrations, et les projeter sur le plafond. Au bord de ses « cœurs de l’eau » et des clapotis, ce sel de la vie avec son « humidité amoureuse » qu’évoque Whitman, deux galets, reliques recouverts d’or et poncés. Le plus subtil et le plus permanent. Car l’eau peut faire étoile et constellation, comme dans les images numériques de Luglio, où eau et ciel échangent leur place et leur rôle. Elle peut être captée dans les flacons aux formes variées d’Eau Belle d’Azzaro (Rosée, 1999), photographiés et disposés in situ. Mais elle peut aussi jaillir d’un coquillage sur le mur, comme si dans ce vrai-faux bénitier elle s’évaporait en vapeurs d’or.

Car cette eau d’Hélène Mugot ne devient paysage qu’à explorer les deux matrices de l’esthétique du temps que j’ai trouvées dans toute la culture japonaise : l’effet-vague et l’effet-surface¹. Filmer la vague sur un bateau dans Les Hautes eaux, et trouver cette analogie essentielle entre fluidité filmique et fluidité aquatique. Car à la différence des espaces euclidiens toujours métriques et striés, les vagues et la mer sont des « espaces lisses » au sens de Deleuze et Guattari. Des espaces infinis, faits d’affects et de dérives nomades. Mais de tels espaces ont aussi leurs modulations musicales outre-visuelles : ils sont haptiques et rythmiques, tels des images sonores qui vous bercent. Retour sur soi des vagues comme le cercle d’Okéanos, mais aussi métamorphose permanente de leurs millions de petites perceptions, les vagues sont bien la métaphore des deux infinis. Un corps vivant, une ligne-univers, un paysage ouvert et nomade, qui grimpe sur l’écran, et finit même par envahir et animer les marches de l’escalier où le film est projeté. Comme s’il fallait être dans les vagues, devenir-vague, comme Virginia Woolf.

Mais les vagues d’une mer sereine sont aussi des surfaces de réflexion, des miroirs atmosphérique de nuages et de lumière, que l’on peut redresser comme les tableaux d’eau sans horizon de Monet, qui mêlent eau et ciel dans une même transparence aquatique verte et lilas. Il y aurait donc un Mur de Larmes, un mur de gouttes de cristal en fusion, refroidies et piquées là, dans l’ immensité d’un plan et d’un pan de 4 mètre sur 2m 75. Sans doute un des plus beaux paysages des éléments, un paysage du temps. Car elles sont comme une pluie cristalline suspendue, comme un ciel étoilé ou comme les millions de gouttes d’un océan. Instables, éphémères comme les célèbres « cœur de cristal » de l’amour dans Madame de d’Ophuls. Entre paysage et vanité, entre tristesse et beauté, entre diffraction et condensation, elles me font irrésistiblement penser à une image-cristal qui serait devenue ce que j’ai appelé une image-flux. Or, si toute image-cristal donne à voir le temps, au point où « l’on voit le temps à travers le cristal », comme dans la boule transparente de la fin de Citizen Kane, l’image-flux en dissipe les arêtes et rend le temps aussi insaisissable que le flux de la vie. Aussi, ce Mur de larmes est-il plus que tout autre, le paysage et la couleur du temps, dans une surface aussi transparente qu’indifférente, qui rejoint les sculptures holographiques de Pluie, avec l’épaisseur de leur scintillement de miroirs.

Transparences et indifférences

Dans la tradition taoïste, qui s’engage dans le très profond des montagnes, emporte un miroir pour écarter les mauvais esprits. Mais ce miroir symbolique porte au revers un paysage, comme s’il fallait toujours « visiter en esprit les paysages » et retourner les énergies vers l’origine². Tel serait un des mythes fondateurs des paysages d‘éléments, ceux qui faisait dire à Cézanne : « l’homme absent, mais tout entier dans le paysage ».

Aussi, ce miroir du retournement capte et capture les énergies immanentes aux matériaux, eau ou or, pour rejouer toutes les transparences littérales et complexes propres aux épiphanies paysagères. Car les lignes de force et de superpositions présupposent toujours un processus de transposition paysagère, fait d’écarts et d’opérations plus ou moins abstraites, comme lorsque l’on passe du matériau initial jusqu’au à son rythme vital et son souffle. De telles transparences demeurent toujours distantes, à l’image de cette Echelle Double de verre et de ces treize médaillons, sorte de loupe du peintre et véritable Œil du diable. Ici, comme le voulait Robert Smithson, la vision n’est qu’un vortex… Mais, ce vortex nous éloigne toujours du temps humain, au profit d’un temps démesuré, celui de la longue histoire du cosmos. Comme le désert, la mer ou les volcans, on se trouve alors devant et dans des proto-paysages, qui nous envahissent peu à peu de leur pouvoir. Un paysage d’avant les paysages, où en un bref instant, on peut revivre l’immémorial, et se situer, où se perdre, dans un temps non humain, sans limite ni repère. A ce moment là, notre conscience est comme traversée par cette ligne de partage vertigineuse entre eau et ciel, monde de clarté et monde de ténèbres, qui nous dépayse, en inventant une sorte de « dépaysage » primordial, et l’ombre d’une mémoire ancienne sans pouvoir sur nous.

Peut-être faut-il contempler les proto-paysages d’Hélène Mugot à travers un Mur de Larmes et la mélancolie d’un cristal fluide ? Peut-être faut-il s’en réjouir, et y trouver l’esthétique du temps propre à une beauté indifférente, qui fait le vide, mais n’en provoque pas moins Extases et couleurs ? Peut-être faut-il dire que tout est temps, le cosmos et nous, et que partout rodent les trous noirs, les obscurités dissimulées et les éclipses de l’existence, que l’art met au jour.

« Soleil fanfaron tes tiédeurs m’indifférent -bonjour, à plus tard ! Tu n’éclaires qu’en surface : moi, surfaces comme abîmes, je les transperce » écrivait Walt Whitman dans Feuilles d’herbe.

Christine Buci-Glucksmann.

¹ : Sur ces notions et sur l’esthétique du temps, C.f.notre livre : L’esthétique du temps au Japon. Du zen au virtuel Galilée, 2001

² : C.f . Augustin Berque, Les raisons du paysage, Hazan, p. 83.