En lumière acharnée
« À travers l’art, l’Homme exprime son espoir. Tout ce qui n’exprime pas cet espoir, ce qui n’a pas de fondement spirituel, n’a aucun rapport avec l’Art. » Andreï Tarkovski
Dès mes premiers balbutiements d’artiste¹, je me suis donné la tâche de maintenir ensemble les contraires… pour ne pas trahir, pour ne pas amoindrir la Vie. Dès le début, l’œuvre s’est révélée être le lieu symbolique et physique de leur coexistence, de la résolution de leur conflit, de l’instant suspendu de leur union…une échappatoire au destin tragique de l’Homme, toujours obligé de choisir, toujours voué à la catastrophe de son choix, quel qu’il soit.
Cette première « période blanche » fût le fruit chlorotique du renoncement aux couleurs de la peinture de mon apprentissage qui me distrayaient, pensé-je alors, de ce but héroïque.
Peu de temps après, sont arrivées par rage incendiaire contre cette fadeur, les Chambres Noires, un polyptyque étrange que je n’ai compris que plus tard, dont l’achèvement épuisant fût comme une muraille obstinément grignotée qui se troua tout à coup. Cette immobilité de 9 mois dans le noir fit éclater par asphyxie en quelque sorte, l’inspiration de la lumière.
Pendant l’élaboration de cette « œuvre au noir », je fis un rêve très beau… Je me trouvais sur une place carrée écrasée de soleil et entourée de portiques, un peu comme dans les tableaux de Chirico. Chaque côté de cette place fermée était percée de trois portes donnant sur des passages sombres. Après m’être demandé quelle porte je devais choisir, je me résolus à prendre n’importe laquelle, et je me retrouvais dans un immense couloir plein d’autres portes. J’appliquais la même absence de méthode et je poussais une porte au hasard, et chaque fois je retombais sur le même scénario, un couloir plein de portes. J’avançais ainsi dans la pénombre, sans réfléchir, jusqu’au moment où soudain, une porte s’ouvrit sur un éblouissement. J’étais à nouveau sur la place ensoleillée. Je me souviens du sentiment de satisfaction profonde que j’éprouvais, lié à la certitude d’avoir tout parcouru et je me dis : « maintenant, je peux mourir. » Je ne veux pas rentrer rétrospectivement dans l’interprétation de ce beau rêve qui garde dans ma mémoire l’inaltérabilité que les chefs-d’œuvre gardent dans le temps, mais ce qui me frappe tout de même, c’est cette lumière solaire une deuxième fois donnée et comprise seulement cette deuxième fois, après décryptage en quelque sorte, comme si tout le travail de création était de retourner en deçà du premier surgissement et de le réfléchir. Je ne peux m’empêcher aujourd’hui de faire aussi le rapprochement avec l’aveuglante lumière de la naissance qui nous ferme les yeux et celle que mon petit frère, devenu aveugle à la fin de sa maladie, avait dit à notre mère, juste avant de mourir, voir et vouloir suivre.
Je complétais les « Chambres Noires » avec les « Chambres Claires » qui voilèrent leur trop grande évidence. Mes œuvres passèrent ensuite sans transition du noir de la calcination au déploiement de la lumière et je sus aussitôt, à cause de cette longue macération dans les ténèbres que la couleur que je retrouvais était du côté de la lumière.
Toute la lumière, autrement dit la lumière blanche, étant invisible ou insoutenable, il me fallait donc biaiser ou plutôt diffracter l’éblouissement de l’invisible pour la rendre perceptible.
Le jour où je compris que la couleur d’une chose était la part de lumière que la chose n’avait pas absorbée, que cette image qu’elle donnait d’elle était exactement ce qu’elle n’était pas, ce qui n’était pas sa substance, ce qu’elle rejetait, alors je compris pourquoi je m’étais si longtemps méfiée des couleurs et paradoxalement, dans le même temps leur usage me fût rendu… Produire une couleur, c’était toujours se tromper de cible : ou bien on était dupe et on augmentait l’opacité du monde, ou bien on savait qu’il y en avait une autre invisible, cachée derrière, fondue dans la substance (celle qui apparaissait quelquefois un instant au fond de l’œil quand on avait fixé longtemps la première), et il ne restait, pour s’en approcher au plus près, qu’à les aligner toutes, du rouge au violet, le trompe-l’œil de l’une révélant l’invisible de l’autre. Exhiber ensemble toutes les couleurs du spectre permettait de connaître, sans y laisser un œil (ou les deux), ce qui ne peut se soutenir.
S’en suivirent un certain nombre d’œuvres et de projets usant des technologies les plus avancées, qui déployaient l’arc-en-ciel. A cette époque où je rêvais d’atteindre un art de pure lumière et où mes doigts obstinément se rappelaient par leurs traces, sur mes œuvres, à ma condition charnelle, je découvris en pratiquant l’holographie, que chaque lumière monochromatique possédait ce qu’on appelle une frange d’interférence qui, selon la couleur de cette lumière dessinait une espèce d’empreinte aux sillons concentriques, larges dans le rouge, moyens dans le vert et fins dans le bleu… Je crus y reconnaître les empreintes divines des 3 doigts pointés vers le bas qu’on trouve souvent tout en haut de certaines fresques romanes … La main de Dieu est ainsi représentée, avec en demi – cercle au-dessous, l’arc-en-ciel… La Physique faisait la preuve en quelque sorte de la vision romane ; la Lumière rayonnante du Soleil et la main divine se confondaient. Dans l’imaginaire poétique de l’Homme, Dieu réussissait à faire « une », la matière de la chair et l’immatérialité de la lumière qui restent pour lui à jamais séparées.
C’est alors que je conçus l’œuvre « de consolation » : Noli me tangere. En projetant le spectre lumineux de mes 10 empreintes digitales, j’éprouvais la joie d’avoir fondu ensemble mon désir de lumière et ma nostalgie de chair.
La Caresse du Soleil , imaginée aussi à cette même époque et créée seulement aujourd’hui, au Centre d’Art Sacré de Pontmain, est de cette veine. Le phare du soleil, tourne au milieu d’une ronde de planètes éblouies . Mes empreintes digitales, comme des comètes chevelues ou des galaxies, révélées par son rayonnement ultraviolet, surgissent du néant, resplendissent chacune dans sa propre couleur et s’effacent tour à tour… Un cosmos polychrome naît et meurt sous la caresse du soleil… Un cosmos qui est la caresse même de Dieu. Pont-main… arc-en-ciel, doigts de la main… Le nom disait que c’était là, le bon endroit pour apparaître, pour que la Lumière « explique » la Chair…
Le physicien Paul A. M. Dirac, a inventé cette image extraordinaire d’un océan virtuel de particules, vide comble de matière et d’anti-matière abolies en lumière et dont notre monde ne serait que le surplus de matière égarée, le rebut non-absorbé parce qu’incomplet, « le ténébreux, le veuf, l’inconsolé » comme avait dit un autre illuminé… Ainsi le monde comme la couleur (mais la couleur était bien de ce monde) en réalité, « nous bouchait la vue ». Nos yeux ne pouvaient nous servir qu’à imaginer le contraire de ce qu’ils voyaient. Pour approcher le Réel, il fallait compléter le monde et peindre à l’envers. Inventer une autre forme de création qui, jointe à celle de la Nature, en un éclair, court-circuiterait le temps… un Art qui aurait d’elle tous les caractères génétiques et que l’on reconnaîtrait à son pouvoir d’abolition. Les quelques fulgurances d’intelligence des textes scientifiques que je dévorais alors me plongeait dans le ravissement et nourrissait mon inspiration.
Pauvres artistes d’avant-garde qui croyaient en peignant leurs toiles, blanches ou bleues, atteindre le Grand Vide (ce que les astrophysiciens nomment justement le Réel) ou en peignant noir tenir toutes les couleurs du monde ! Le blanc et le noir de la Peinture ne sont que des additions de fragments sub-lunaires. C’est la lumière, l’invisible lumière qui creuse les trous noirs et dépense les étoiles qui, seule, peut balayer les catégories illusoires de notre pauvre esprit ! J’imaginais alors tenir avec la lumière le parfait objet du désir et le Graal de ma quête initiale. Mon exaltation me soulevait orgueilleusement au-dessus de mes pères, je survolais littéralement les malheureux sectateurs du damier qui s’échinaient encore à ajouter une énième variation sur le thème, assurée par l’intensité de cet enthousiasme, d’avoir recousu la déchirure du monde – c’est ce que j’ai nommé mon « époque luciférienne » – et je poursuivais mes délirantes méditations :
…Si la matière était une lumière défaite, la lumière était encore défaite par la matière. Une partie disparaissait, absorbée ; une autre apparaissait, réfléchie. Que toute la lumière pénètre la matière ou que toute la lumière se réfléchisse sur la matière, et nous étions aveugles. Dans l’éclat insoutenable ou l’obscurité complète, nous étions réduits à la même nullité du même infini, à la même jouissance mortelle. Ce coup de couteau vengeur de la matière nous réfléchissait notre intenable condition : ni dedans, ni dehors… vivants et en couleurs ! A l’extrême, elle nous tentait bien de blanc et de noir, mais toujours se réservant une part, si faible soit-elle, qui condamnait nos pressentiments à ne jamais s’accomplir, nous donnant seulement l’idée de cet excès-là, de cette perfection, mais sans nous l’accorder puisque nous l’accordant incomplètement. Rongés de curiosité et de mélancolie, nous restions, vivants, interdits de Lumière… Alors nous spéculions sur la Mort, rêvant d’Apocalypse.
Mais je m’asphyxiais dans cet éther ; chaque nouvelle œuvre, même la plus virtuelle, caricaturait son projet, la matière résistait à se faire lumière, cette intensité désirante frôlait dangereusement le royaume des morts… et mon corps souffrait. Il fallait retomber sur terre… Le Réel n’était pas de ce monde !
Plotin vint à mon secours. Il m’apprit à reconnaître une lueur d’origine dans chaque créature, fût-elle le plus terne de ses miroirs. Au bout le plus refroidi de l’enchaînement de ses processions, comme une solution mille fois diluée continue à porter la trace du corps chimique originel, je la voyais scintiller maintenant, entière dans chacun de ses éclats ; la nuit du monde se couvrait d’étoiles, le ciel embrassait la terre et ma nostalgie se convertissait en amour. S’il était vain de vouloir saisir la lumière dans le piège d’une œuvre, l’œuvre était ce passage obscur de sa reconnaissance, son épreuve et la condition de sa permanence.
Créer, c’était lustrer le monde pour qu’il brille et qu’elle se voit.
C’est ainsi que je commençais l’œuvre que j’ai intitulée Ardre. J’avais découvert l’oliveraie millénaire dont ces arbres sont issus, au hasard d’une promenade sur l’île de Zakinthos en Grèce. Il était midi. Le ciel était blanc de chaleur, la terre était sèche et pâle et ces monstrueuses figures couleur de cendre s’étaient figées dans la douleur déformante de la brûlure. Je crus les entendre hurler, sentir l’odeur du brasier qui les avaient consumés. Je ne vis les feuilles qu’ensuite, comme une aberration… Plus tard, un paysan me dit dans un mauvais anglais, qu’ils avaient été plantés par les vénitiens mille ans auparavant, qu’ils donnaient toujours des olives et que l’huile qu’on en tirait était consacrée au Saint-Chrême. De retour à Paris, cette oliveraie me hanta longtemps avant que je ne sache comment restituer la vision hallucinée que j’avais eue à Zakinthos, faire sentir le feu qui continuait de brûler leurs corps et l’énergie lumineuse qui les traversait de part en part comme une respiration. Quand je sus comment les ranimer, ces étrangers, miraculeusement, rejoignirent le cortège de mes œuvres qui, chacune à sa manière, tente de remonter ainsi que l’écrit Plotin dans « les Ennéades », de l’étincelle enfouie dans chaque fragment du monde vers la lumière de l’origine. Je pouvais désormais m’abandonner à la légèreté de la chute ; mes œuvres s’ordonnaient insensiblement pour re-gravir les sept jours de la Génèse.
Un événement paracheva cette nouvelle patience. J’étais allée m’acheter un manuel d’initiation à l’infographie. Au moment où j’atteignais ce rayon, l’annonce de fermeture imminente de la librairie me précipita sur celui de « Religions et spiritualité » qui le jouxtait et je tirais sans hésiter un livre intitulé « Le mythe de la perfection » (l’auteur en était un maître indien). Rentrée à l’hôtel, j’ouvris ce livre au hasard et je me mis à rire, envahie tout d’un coup d’une joie intense. Venait de crever dans cette petite chambre où j’avais mes habitudes, sans que rien ne bouge, le reste de mes illusions. Ce Vide, ce Rien resplendissant qui abolissait la tour savante où je pensais, était délicieusement léger. Je me sentais libre et surtout, je n’avais plus peur…
Avais-je éprouvé le Réel ? Je venais de vivre une extase à n’en pas douter… Pourtant aucun signe extraordinaire ne s’était manifesté, aucune lumière blanche ne m’avait terrassée ou dissoute, je n’étais pas aveugle, et je n’étais pas morte.
Derrière le rideau de la fenêtre, le mur d’en face en ciment se réchauffait à la lueur du couchant, des oiseaux piaillaient. On pouvait espérer une belle journée pour le lendemain…
Septembre 2001 : Il fait gris depuis mon retour de Corse, insupportablement gris comme si souvent à Paris et je me sens m’éteindre. Tout mon être renâcle à la médiocre sagesse du gris. C’est pourtant dans cette lumière empêchée que j’habite… Je ne parviens plus à mettre la main sur ce livre… J’ai parcouru tous les rayons de ma bibliothèque… Je n’ai pourtant pas rêvé.
septembre 2002 : C’est à Ardre que je dois d’avoir rencontré l’écrivain et poète Henry Bauchau . Daniel Girard, l’administrateur de la Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon où j’exposai l’œuvre en février 2001, frappé par la ressemblance, m’offrit « Œdipe sur la route ». Ce livre où je trouvai tant de concordances avec mes propres préoccupations, me souleva d’enthousiasme. Comme Clios et Alcyon, sans s’être jamais côtoyées, nos œuvres étaient amies. L’admiration et le respect que m’inspiraient cette écriture d’une intensité si limpide, n’eurent pas raison de mon élan : j’osai rencontrer Henry Bauchau. Il reconnut son Oedipe dans mes oliviers … J’aurais aimé, l’été dernier à Canari, pour cette très particulière exposition « le Butin du Ciel », qu’il mêle dans le catalogue, ses mots « déliants » aux étoiles de cire du « Ciel et du Miel ». C’était un peu trop tôt et un peu trop loin. Je le remercie infiniment, pour cette exposition de Pontmain, de me faire l’amitié de ponctuer de sa musique les mouvements de mes œuvres.
Hélène Mugot, sept 2012