LICHT
préface du catalogue de l’exposition LICHT au Kunstverein d’Heidelberg
La recherche d’Hélène Mugot nous y invite pourtant : car son projet constant et qui s’affirme avec La Vue est bien de remonter à la création du monde, de saisir cette lumière d’avant la lumière, nous signifiant par là même que toute création est co-création en même temps qu’auto-création. Cela indique aussi que le monde créé n’a de sens que recréé. Trop d’analogies avec la Genèse sont présentes pour ne pas les rappeler brièvement.
D’une part, dans la Bible, nous avons l’obscurité au-dessus de l’abîme, la lumière, la séparation ténèbres / lumière, la séparation des eaux, le firmament, et le quatrième jour les luminaires. D’autre part dans l’oeuvre d’Hélène Mugot, nous avons les Chambres Noires, La Vue, Epiphanie, Astres et Désastres, Opéra Cosmique, Mur de larmes, La Grande Marée, Extase, Icare. L’artiste fait commencer son oeuvre avec les Chambres Noires comme si la création ne pouvait aller sans ce retranchement, cette expérience des ténèbres qui semble être le parcours de toute recréation, réappropriation d’une genèse. Ce qui lui importe, ce n’est pas la lumière visible mais celle qui fait voir, et pour cela fallait-il sans doute mettre initialement un voile sur le visible, ne plus voir pour que se creuse le désir d’une lumière isolée du visible. Un grand amour est toujours inséparable d’un grand renoncement. C’est le renoncement à la lumière qui a permis que surgisse le désir d’une lumière qu’aucune lumière ne peut donner. Il était nécessaire de n’avoir plus rien, d’être désorientée, pour trouver enfin. C’est la voie des mystiques par excellence : « Ce que l’on doit voir c’est ce qui illumine. Comment faire ? Retranche tout ce qui n’est pas lumière. » (Plotin, Ennéade V, 3.) Doit-on rappeler que dans le texte biblique lui-même, l’obscurité est antérieure à la lumière.
Il fallait donc partir de là, du désordre, de l’obscurité, être en proie à la presque cécité… Seul un coeur mortellement blessé par la lumière pouvait la désirer et découvrir ensuite, ébloui après son bain de ténèbres, la lumière des astres, la lumière solaire, celle du jour « donnée une seconde fois » et orienter ainsi le désir vers la lumière d’avant les jours.
Que l’on puisse souffrir de la lumière, voilà une évidence incomprise de ceux qui prennent les luminaires pour la lumière. Hélène Mugot est ce regard exigeant qui tente de fixer ce qu’aucun oeil pourtant ne saurait regarder en face.
Cette nostalgie de la lumière du premier jour, d’une impossible transparence, voilà ce qui me parait être le centre autour duquel s’organise son travail. En effet, l’oeuvre qui s’intitule La Vue se propose selon l’auteur « de remonter le temps, rétracter l’univers pour en contempler l’origine, cet instant d’avant le temps et d’avant l’espace. » Admirable intuition qui rejoint sans le savoir la mystique juive pour qui la Création n’est pas mouvement vers l’extérieur, mais retrait, repli de Dieu en lui-même, qui crée un espace pour le monde à venir, L’acte créatif est celui d’une contraction, d’une limitation de soi-même pour faire place à l’Autre.
L’objet du désir de l’artiste n’est donc pas la lumière que nous connaissons et qui apparaît avec le temps, créé le quatrième jour de la Genèse. Elle cherche la lumière d’avant les jours et les nuits et dans sa quête retrouve encore à son insu les mystiques juifs. Les trois premiers jours de la Création sont hors au temps et de l’espace, tels que nous les connaissons. Qu’est donc devenue cette lumière du premier jour ? Le Midrach nous apprend que le monde n’a pu l’accueillir car la réfraction a été trop violente. C’est pourquoi elle fut mais n’est plus. La lumière originelle a donc été réduite, et nous n’avons à faire qu’à son Epiphanie, à des étincelles éparses. La lumière originelle a été gardée pour le monde futur qu’il appelle « le jour tout lumière » et que les Justes verront. Il est remarquable que le projet de Dieu échoue au premier instant pour laisser place à une autre lumière. Comme échoue La Vue d’Hélène Mugot à remonter à l’auto-création de la lumière, à la lumière originelle. Ce qui creuse le désir de la lumière n’est-il pas ce qui dans sa manifestation même nous empêcherait de la regarder ? L’échec est nécessaire et salvateur il est la possibilité de l’oeuvre qui si elle atteignait son but s’abolirait comme oeuvre, puisqu’à terme « le désir vise à devenir pure vision, oeil pur qui s’identifie à la lumière. » (Plotin, EnnéadeV)
Il est inévitable que le projet échoue et que le désir ne s’apaise, exposé à ce qui le ravit pour le creuser sans jamais le satisfaire, tel l’Eros platonicien. La lumière est fêlée d’ombre, et le désir de clarté rejoint la prière. Icare échoue aussi, puisqu’à mesure de son ascension et de son envol les ailes fondent mais sa chute est une réussite. Car comme le rappelle Rabbi Nahman de Braslaw : « on ne peut contempler la lumière qui éclaire (…) car toute vie repose en cette source et le désir qu’on en a. » L’artiste qui s’y essaie est voué à une tâche infinie et prend conscience qu’aucun moyen n’est approprié ; pourtant la qualité de son désir est de se tenir en sa proximité qui donne à contempler des traces de sa luminosité. C’est dire que la douleur de la lumière ne peut se guérir mais au contraire se propage et se répand en des larmes devenues elles-mêmes lumineuses, larmes de cristal, à l’image d’un désir devenu lui-même lumineux. Larmes de lumière de l’orant profondément blessé mais qui transfigure sa souffrance. On pense à Cioran pour qui « la grandeur véritable des saints consiste en ce pouvoir insurpassable entre tous de pleurer sans gêne, (…) d’invoquer le don des larmes. » (Des larmes et des Saints.) Ces larmes nous rappellent que les yeux ne sont pas destinés à voir uniquement, mais aussi à pleurer l’impossible vision. Larmes de douleur joyeuse ou de joie douloureuse qui suivent toute Extase. L’extase qui ne peut se soutenir qu’un instant mais qui aiguise pourtant le désir d’enfanter des étoiles, des astres, de faire rayonner la lumière dans l’opacité du monde. Échec ou désastre sublime que ce projet ?
Ne croyons donc pas les artistes lorsqu’ils nous parlent de leurs désirs et de leurs oeuvres. Si imaginairement l’artiste nous confie sa nostalgie de la lumière son désir de contempler la clarté à partir de laquelle naissent les contraires, son désir pourtant ne découvre ce qui lui manque qu’en le créant. Débarrassé d’une fausse généalogie, le désir de lumière se révèle désir lumineux capable d’engendrer des tracées de lumière. Les oeuvres sont là qui laissent rayonner la lumière, et semblent vaincre la pesanteur un instant, comme cette Grande Marée où les mille flammes montent, verticales, tirant de la lampe qui les porte, l’énergie qu’elles transforment en lumière. L’artiste rejoint le geste sacré qui dispose les lampes vitrées pour qu’elles puissent rayonner le plus de lumière possible. Les flammes se donnent aux lampes sans se perdre en ce don d’elles-mêmes ; au contraire se donnant, elles nous offrent une lumière multipliée qui déferle en une Grande Marée. La lutte avec l’Ange est toujours à reprendre ; toujours menacé le peu de lumière extrait ; mais au moins, un instant, aurons-nous eu le privilège d’assister à cet Opéra Cosmique où l’oeil écoute et où le visible semble parler.
Elisabeth Blanchard, 1997