« Mehr Licht ! (Plus de lumière !) »
« Mehr Licht ! (Plus de lumière !) » furent les dernières paroles de Goethe, définitivement ambiguës car l’on ne sait si, les disant, il demandait que l’on remédiât par quelque chandelier à l’obscurcissement pour ses yeux de la pièce où il se trouvait – du monde qu’il allait quitter – ou si, au contraire, avec ces deux mots qui n’étaient plus qu’un souffle, il nous laissait entrevoir une clarté au seuil de l’inconnu.
L’art d’Hélène Mugot, requérant souvent l’obscurité pour ses lieux d’exposition ainsi que des dispositifs de projection ou d’éclairage aussi modernes qu’insolites, met en scène des choses et engendre pour son spectateur des situations dans lesquelles, comme chez le Goethe du Traité des couleurs, la réalité physique de la lumière se révèle immédiatement empreinte d’une dimension spirituelle si l’on veut bien entendre par là un mode de pensée où la singularité d’une intuition poétique propose l’expérience sensible de ce que peut avoir de paradoxal pour le sens commun, par exemple tel énoncé scientifique sur la nature profonde du réel ou encore de prodigieux, tel récit venu d’une mythologie méditerranéenne…
Si certains titres choisis par Hélène Mugot : Okeanos, Méduse, Icare invitent en effet à de telles évocations, les oeuvres qu’ils désignent donnent à voir des éléments de la nature qui bien que démesurés tant par rapport à ce que peut en saisir une image : l’étendue à perte de vue de l’océan, l’éclat du disque solaire, que par rapport à la dimension humaine : les troncs noueux d’oliviers multiséculaires, n’en apparaissent pas moins que sous les formes ténues et fragiles de projections sur des murs, de film translucide posé sur une vitrage, ou de tirages photographiques. Et lorsque dans le cas du Char du Soleil, on penserait reconnaître de lourdes haltères posées sur le sol, la massivité de l’objet est démentie par l’impalpable opalescence colorée qui semble en constituer la matière.
Les motifs des images d’Hélène Mugot ont en commun d’être consubstantiellement liés à la lumière : l’océan ne révèle sa nature liquide que par le miroitement de sa surface ou la blancheur de son écume ; les arbres ne doivent leur taille imposante qu’à la secrète activité de la photosynthèse et l’image du soleil est toujours exposée au risque de la surexposition – jusqu’à la brûlure – par l’ardeur son propre rayonnement.
Au delà des divers usages techniques de la lumière pour donner présence à ces images, les dispositifs utilisés par Hélène Mugot – cadrage, accrochage, format, fixité ou mobilité des images – sont fondamentalement les moyens par lesquels s’articule et s’entretient le désir qu’elle porte à cet objet, à cet élément ( au sens où l’ancienne physique parlait des quatre éléments constituant par leur mélange toutes les choses du monde) très subtil qu’est la lumière.
Les images au cadrage orthogonal découlent du geste par lequel elle prélève dans le réel les objets que la lumière a fortement marqués de son activité : le corps des arbres et la surface des eaux, et elle restitue cette activité par une combinaison dans la même épreuve du positif et du négatif photographique, c’est-à-dire par une composition de la clarté et de la ténèbre. Les images ou les formes arrondies communiquent directement l’expérience que peut avoir le corps de la force pure de la lumière : il en est ainsi avec les « haltères » lumineuses du Char du Soleil, avec les empreintes digitales de La Caresse du Soleil, surgissant soudain sur le vide apparent du mur, et avec les quatre cadres ronds d’Icare.
L’ordre vertical de superposition de ces photographies, qui va de l’image de l’astre dans le ciel à sa disparition éblouissante dans le film surexposé, retrace en même temps la chute d’Icare, volant vers le soleil et tombant lorsque la cire de ses ailes fond sous l’effet de la chaleur. La succession horizontale des photographies d’oliviers métamorphose les images des différents troncs noueux en l’image, à différents moments de sa combustion, d’un unique brasier dont les flammes s’élèvent du ras du sol pour danser et se gonfler avec d’imprévisibles torsions…Le titre de cette oeuvre Ardre, condense le nom : arbre et l’ancien verbe : ardre (d’où dérive l’adjectif ardent ) en une création verbale composite pour l’oreille , équivalente à ce dispositif visuel par lequel, comme dans le récit biblique du buisson ardent, l’image de l’arbre se confond avec celle d’un feu qui au lieu de le consumer apparaît ici comme le plus intime de sa matière, le secret paradoxalement dévoilé par des images instantanées de sa lente croissance au fil des siècles.
Et c’est bien par une opération sur le temps que les dispositifs d’Hélène Mugot incarnent ce désir de lumière, cette quête d’une lumière latente au coeur des choses visibles où elle disparaît tantôt sous le charme de la couleur dont elles sont revêtues, tantôt en les tirant un instant du néant comme des manifestations prodigieuses.
La bande vidéo d’Okeanos affecte d’une pulsation insolite – scandant à son propre rythme celui des vagues -l’image de l’océan déployée sur le vitrage, tandis que sur le mur voisin, la figuration des mêmes vagues, non plus par un cliché en noir et blanc mais par des bâtons de fusain dont une face est noire et l’autre dorée, reconstitue à partir des signes conventionnels notant la prosodie antique la vibration de la lumière à la surface des eaux, en une sorte de traduction visible du mouvement sonore d’une voix lisant les huit vers d’Homère où Ulysse s’expose au Chant des Sirènes.
La mise en oeuvre du temps atteint même la dimension d’un prodige céleste avec Méduse puisqu’un artifice cinématographique y diffère à sept reprises la disparition du soleil sous la ligne de l’horizon, où il finit par s’y engloutir, toutes les couleurs du couchant disparaissant avec lui dans le cri douloureux d’un animal.
Mais cette relation du temps à la lumière, cette dramatisation de la lumière par un dispositif temporel n’est nulle part aussi sensible que dans la pièce intitulée La Caresse du Soleil. Alors que dans Le Char du Soleil, la lumière s’inscrivait sur les cercles de croissance annuelle du bois – en une sorte de mimétisme végétal non plus du feu, comme dans Ardre, mais cette fois de franges d’interférence – , dans La Caresse du Soleil, elle surgit sur le mur littéralement incarnée par les empreintes digitales de l’artiste, au fil du déplacement d’un projecteur de « lumière noire ».
Et le souvenir revient de ces peintures paléolithiques d’empreintes de mains « en réserve » qui, dans l’obscurité des grottes, n’étaient visibles qu’à la lumière d’une flamme vacillante : la tour équipée d‘un projecteur est une version moderne de cet outillage de jadis, mais par sa mobilité, ce dispositif mécanique pourrait être aussi une allégorie d’un regard – poétique ou savant -, capable de découvrir des structures cachées dans l’opacité compacte du réel, d’un regard animé d’un désir de lumière tel que son mouvement d’exploration se confronte au vide ou à l’obscurité apparentes d’un lieu, du monde.
Si ces dispositifs s’accordent au désir de lumière en quoi consiste pour une large part le travail d’Hélène Mugot, c’est parce que leur opération porte non seulement sur le temps, mais aussi sur le corps.
Par des successions ou des oscillations d’images comme dans Ardre, Icare ou encore Le Chant des Sirènes, et par des ralentissements ou des altérations du cours naturel des évènements comme dans Okeanos ou Méduse, Hélène Mugot déstabilise l’adhérence de la lumière aux choses, à leurs couleurs, qui est la condition même de leur visibilité dans l’expérience ordinaire.
Le temps particulier qu’elle instaure ainsi dans ses oeuvres reçoit dans chacun des cas sa mesure d’une expérience intime du corps : les dix doigts de ses deux mains – déjà « à l’oeuvre » dans une pièce judicieusement intitulée de la parole évangélique Noli me tangere (Ne me touche pas) – ont déterminé le nombre des apparitions qui s’illuminent aux couleurs du spectre parcouru par le mouvement de l’oeil artificiel dans La Caresse du Soleil. Celles-ci s’allument puis s’éteignent progressivement, au rythme où se déposerait puis se dissiperait sur un miroir la buée d’une respiration. La dernière et la plus petite des images qui ponctuent la chute d’Icare est d’un blanc qui suggère avec une évidence proprement aveuglante l’intense brûlure pour la rétine d’un soleil trop imprudemment approché.
Le nom de Méduse, donné aux images d’un soleil hésitant à se coucher, renvoie certes au type de mouvement de l’animal aquatique mais tout aussi bien à cette figure mythologique dont une tignasse de serpents fut le châtiment infligé à la jeune fille trop fière, aux yeux d’une déesse jalouse, de l’éclat radieux, presque solaire, de sa chevelure. Et dans le titre de Forteresse, donné aux images des oliviers où la lumière méditerranéenne s’est incarnée dans une musculature végétale proche de celle des figures d’un Michel-Ange, résonne sourdement l’étrange « féminité » d’un mot désignant habituellement des ouvrages militaires…
En portant ainsi une égale attention aux mots et aux choses, l’art d’Hélène Mugot fait plus que créer des oeuvres animées d’une secrète activité qui en fait pour la vision des phénomènes au prime abord surprenants mais avec lesquels le corps du spectateur, en épousant leur rythme, parvient à un accord émerveillé et, dès lors, fécond en évocations pour son esprit ou sa mémoire ; cet art instaure un espace dans lequel les objets se transfigurent subtilement, dans l’incandescence et la pulsation, pour livrer alors au regard l’accès à un autre temps : à un état originaire de l’univers – au dire des récits anciens ou de l’astrophysique contemporaine – dans lequel matière et lumière n’avaient point encore consommé leur séparation.
Paul Guérin, avril 2003